SENEGAL

CONFERENCE MONDIALE CONTRE LE RACISME, LA DISCRIMINATION RACIALE, LA XENOPHOBIE ET L'INTOLERANCE QUI Y EST ASSOCIEE


INTERVENTION DE


MAITRE ABDOULAYE WADE
PRESIDENT DÉ LA REPUBLIQUE DU SEN EGAL

Durban 1 Septembre 2001


Excellences, Madame, Messieurs les Chefs d'Etat et de Gouvernement,

Monsieur le Secrétaire Général des Nations-Unies, Mesdames, Messieurs les Ministres,

Mesdames, Messieurs les représentants des ONG, Mesdames et Messieurs les représentants de la presse, Mesdames et Messieurs les invités et observateurs, Mesdames, Messieurs,

Je voudrais avant tout remercier les organisateurs de ces assises historiques pour m'avoir invité à y participer et donné ainsi l'occasion de m'exprimer sur les sujets importants qui ont été soumis à la conférence.

Mais, avant d'aller plus loin, laissez-moi présenter mes fraternelles condoléances au Président Thabo MBEKI, un des grands africains de notre époque et l'un des artisans résolus de l'Union Africaine, pour la perte cruelle qui vient de le frapper, lui et l'ensemble du Peuple sud-africain frère.

Je voudrais aussi le remercier et lui exprimer, en mon nom et au nom de la délégation qui m'accompagne, ma gratitude au grand peuple Sud Africain pour son hospitalité très africaine. Le seul fait de venir dans ce pays, plonger au cœur du peuple qui a vaincu l'apartheid et se ressourcer aux valeurs fondamentales négro-africaines, valait bien le déplacement..

Pour dialoguer utilement, il faut se connaître et c'est pourquoi force m'est de me présenter, non pas par des propos de circonstances amalgamés pour les besoins de la cause, mais en me référant à mes écrits, bien antérieurs à l'idée même de la présente conférence.

Quelqu'un m'a dit que lorsque je parlais, on ne savait pas toujours si c'est l'intellectuel ou le Chef d'Etat qui parlait. A vrai dire je ne le sais pas moimême.

Lorsque j'ai organisé au Sénégal en 1993 une Conférence des Intellectuels et Hommes de Culture Noirs sur les traces de la Maison d'édition Présence Africaine qui en a organisé bien d'autres depuis 1956, il s'agissait de prise de position d'intellectuels noirs sans aucune autre prétention.

Comme il y a plusieurs formes de racisme, je me suis attelé à combattre l'une d'elle, le racisme intellectuel qui prétend démontrer, scientifiquement ou par recours à l'histoire, l'infériorité des Noirs. J'ai exprimé hier ma position à ce sujet mais je voudrais y revenir rapidement.

Mes prises de position portent sur les questions d'esclavage, de colonialisme qui sont des positions bien antérieures à l'actuelle conférence. Elles datent de plusieurs décennies.

Outre ma participation au Premier Congrès des écrivains et artistes Noirs organisé par Présence Africaine en 1956 à la Sorbonne où, représentant les Etudiants, je me suis exprimé sur (indépendance notamment, je n'évoquerai qu'un écrit plus récent: mon livre Un destin pour l'Afrique publié aux Editions Kbartala à Paris en 1989.

Dans ce livre, je me suis prononcé sur l'esclavage et la colonisation. Un extrait vous est distribué en français et en anglais.

Généralement, les auteurs interprètent l'histoire de 'l'Afrique en terme de conquête coloniale consécutive à l'esclavage. A mon avis la notion de conquête doit être explicitée car l'Afrique n'a jamais baissé les bras et a toujours été en résistance sous des formes diverses. Pendant l'esclavage des rois africains et des intellectuels ont résisté contre les esclavagistes pour défendre leurs sujets.

Les historiens ont établi ce fait : c'est le cas de la reine Zinga et de bien d'autres rois et intellectuels d'Afrique notamment le philosophe Ahmed Baba de l'Université de Tombouctou. C'est aussi le cas des chefs religieux qui ont participé au mouvement Toubenan au XIIème siècle.

J'ai suivi dans ce livre la trace des esclaves vers les lieux de transplantation et j'ai identifié, grâce aux travaux de nos historiens, ceux que j'appelle les Spartacus noirs parce qu'il ont pu organiser leurs peuples, se battre contre les esclavagistes et ont réussi, parfois, à signer avec eux un traité même s'il a été remis en cause par la suite ou même à édifier un Etat. Je citerai Nanny, le chef Tacky, le Colonel Montague, le Capitaine Léonard Parkinson, jack Manson, Charles SHAW, Sain SHARPE (voir Richard HART et John Hope FRANCKLIN).

En 1550, la ville de Santa Maria en Colombie fut prise par les esclaves qui y proclamèrent une royauté. Au Brésil ils fondèrent le royaume de Palmarès qui dura 35 ans avant d'être attaqué et détruit. Cette résistance s'est poursuivie aux Etats Unis et a donné la situation actuelle des Africains Américains qui, de la lutte pour les droits civiques, ont obtenu grâce à de nombreux sacrifices leur reconnaissance en tant que citoyens.

En second lieu, sans être historien, j'ai accepté de débattre avec le professeur raciste Bernard Lugan devant les caméras de la Télévision française et en présence de journalistes. M. Lugan dont l'intelligence, hélas très grande, est consacrée à des tentatives de prouver que les Nègres sont en fait une race inférieure, a publié plusieurs ouvrages dans ce sens. Ma réponse vous est aussi distribuée. Sa thèse est que les Noirs ne sont pas les premiers à occuper l'Afrique. Ils y sont des étrangers comme tout le monde. Ensuite que les Noirs sont un peuple emprunteur qui n'a rien apporté aux grandes découvertes qui ont fait la civilisation: élevage, agriculture, céramique, métallurgie, écriture. Il est prouvé que sa thèse est fausse sur l'ensemble de ces points.

Après trois (3) heures de débat, M. Lugan confondu m'a dédicacé son livre en ces termes: « A Abdoulaye Wade, un homme debout ». Suprême hommage d'un raciste qui venait de constater que les Blancs n'avaient pas le monopole de l'intelligence. Mais son hommage était raciste en raison de son implication selon laquelle la plupart des Noirs n'étaient pas debout, pour ne pas dire qu'ils étaient couchés.

Mon troisième combat intellectuel porte sur l'ouvrage de racistes américains. Lorsque Richard J. Hernstein et Charles Murray, deux autres chercheurs américains racistes, ont publié leur livre à succès : "The Bell Curve, Intelligence and Class Structure in American Life", j'ai créé une commission d'intellectuels sénégalais sous la présidence du professeur Assane Sylla qui a répondu, en termes mathématiques et statistiques, sociologiques et biologiques. Ce document vous est aussi distribué. Avec les mêmes instruments d'analyse le Professeur Sylla a montré le parti pris scientifique des auteurs.

Mais, de la constatation de Richard J. Hernstein et Charles Murray selon laquelle les Noirs aux Etats-Unis occupent la tranche inférieure de revenus, je tire d'autres conclusions dont je parlerai tout à l'heure.

Ces précisions étant, j'en arrive à ma position sur les sujets évoqués.

Globalement, contrairement aux attentes de nos adversaires, cette conférence est un grand succès. Pouvait-on espérer réaliser un consensus sur un ensemble de problèmes qui porte sur quatre (4) siècles de l'histoire de l'humanité ? Cela est impossible et est inconcevable mais on peut dire qu'il y a un consensus sur l'essentiel même si, sur les réparations, la divergence provient du fait que le problème a été mal posé et j'y reviendrai après avoir traité rapidement les autres questions.

1') Bien sûr, la traite négrière doit être déclarée crime contre l'humanité. On remarquera que les Français l'on fait sans conférence mondiale.

Il ne s'agit pas de l'esclavage pratiqué par tous les peuples du monde, y compris les peuples noirs, en un moment de leur histoire ni de la traite tout court qui s'est faite aussi du Sud au Nord du Sahara et du centre vers le Moyen Orient et même l'Inde, mais de la traite négrière atlantique qui a fait du nègre une marchandise et une main d'oeuvre gratuite, qui a justifié ce traitement en recourant à des doctrines philosophiques ou religieuses qui soutenaient que le Nègre n'avait pas d'âme et que, par conséquent, il pouvait être une bête de somme. C'est ce que disait le Code Noir. Même des auteurs comme Voltaire, dont on connaît pourtant le point de vue sur la tolérance, Montesquieu, auteur de « l'Esprit des Lois », n'ont pas échappé à ce pêché. Cela aussi on ne le dit presque jamais.


2 °) Je n'ai pas de fixation sur les regrets, la présentation d'excuses ou la demande de pardon. Ce sont des mots qu'exprimerait l'une des parties, vivant au 21 ème siècle mais au nom de ses aïeuls, au demeurant mal identifiés comme sa lignée propre?

C'est pourquoi j'ai des doutes sur la portée d'excuses mais j'aurais préféré la repentance qui est un acte de contrition personnelle de la personne humaine qui fait sa propre introspection.

Je préférerais que les pays qui ont bénéficié de l'esclavage reconnaissent ce fait et qu'en corrélation une grande injustice a été faite à l'Afrique que l'esclavage et la colonisation ont appauvrie, ce qui explique largement notre retard, au point de plonger maintenant notre continent dans une autre calamité, la dette, probablement aussi tragique que l'esclavage.


3 °) Le racisme existe, cela crève les yeux mais l'antiracisme ne doit pas se transformer en opposition Blanc-Noir.


L'intérêt aurait été d'identifier toutes les formes de racisme, de xénophobie, les anciennes comme les nouvelles, dans nos pays comme ailleurs, et de rechercher des solutions. Malheureusement, sur ces points précis, notre conférence n'aura pas permis un travail de fond.

Dans les pays industrialisés, il y a eu et il y a encore des Blancs aussi convaincus que nous dans la lutte contre le racisme. Je ne citerai que les exemples de l'Anglais PIT et du Français SCHOELCHER. Le clivage ne doit pas être la couleur mais l'idéal humain. Vouloir classer les hommes autrement serait dangereux tout en étant au surplus une fausse perspective.

Mais, ma conviction est que le racisme évolue en sens inverse de notre développement et de l'inversion du rapport de forces économiques. Le jour où l'Afrique , qui construit actuellement son unité politique, sera un seul grand pays développé ou que le Nigeria ou l'Afrique du Sud siégeront à un G9 ou G10, les choses changeront. C'est dans ce sens que je consacre mes efforts, c'est tout le sens du Plan Oméga, et maintenant de la Nouvelle Initiative Africaine qui en a fait la fusion avec le MAP.


4 °) J'aborde maintenant la grande question des réparations qui risque de nous diviser. Mais je crois que c'est parce le problème est mal posé.

A moins de s'inspirer de la pensée unique, il faut admettre que chacun puisse avoir son point de vue sur la question. Au demeurant, les conséquences de la traite ne sont pas les mêmes selon les pays où vivent les Noirs. Les approches peuvent donc être différentes. A mon avis, la question a été posée en termes trop globaux pour permettre un consensus planétaire. Les conséquences de l'esclavage dans un pauvre pays des Caraibes, les Etats Unis ou un autre pays de transplantation où donc les habitants, descendants de transplantés malgré eux, sont enfermés dans la pauvreté, sans aucune perspective de s'en sortir, ne sont pas les mêmes qu'en Afrique qui dispose de ressources naturelles et qui sait qu'elle peut s'en sortir sans avoir besoin de monnayer le préjudice qu'elle a subi. Il est donc normal que ceux-là exigent de qui de droit qu'on leur crée les conditions d'élimination de la pauvreté et de progrès.

Pour l'Africain que je suis, ce n'est pas la. même chose.

Lorsque nous avons élaboré le Plan Oméga et le plan MAP fusionnés en la Nouvelle Initiative Africaine, à aucun moment nous n'avons pensé à une réparation de la traite et de ses conséquences, car nos motivations sont ailleurs Je souhaite donc qu'aucun rapport ne soit établi entre la réparation de l'esclavage et le nouveau plan pour le développement économique de l'Afrique.

Quatre (4) siècles d'esclavage et de colonisation qui ont détruit toutes nos structures ont été les bases de l'appauvrissement de l'Afrique comme nous l'avons montré dans la Nouvelle Initiative Africaine. Ce préjudice incalculable nous poursuivra toujours.

Nous avons un devoir de mémoire dans nos rapports avec les bénéficiaires de l'esclavage et même avec la communauté internationale.

Ce que nous voulons, c'est que l'humanité comprenne qu'à un moment donné de son évolution, on nous a causé un préjudice incalculable, qu'on a commis à notre égard une grande injustice.

Ce que nous voulons c'est que les générations actuelles et futures comprennent cela. A cet effet, je pense que les pays développés, et plus généralement la communauté internationale, devraient faire figurer l'esclavage et la traite dans les programmes scolaires des enfants, les cours d'université, les programmes de recherches. Des stèles et monuments devraient être érigés, des films réalisés pour rétablir l'histoire dans toute son authenticité. Les archives et je dis bien toutes les archives devraient être accessibles aux chercheurs dans tous les pays du Monde.

L'Humanité gagnerait à connaître l'exacte vérité sur son passé. Aux Africains, je dirai: « C'est en s'adossant à son histoire qu'on fait le mieux face à l'avenir ». C'est pourquoi, d'ailleurs, j'encourage des cinéastes africains à se pencher sur nos héros, nos résistants pour montrer que le peuple noir n'a jamais baissé les bras. C'est pourquoi aussi j'ai confié à l'un des plus grands historiens de notre temps, le Professeur Iba Der Thiam, la mission de mettre en place un Institut Panafricain d'Histoire dont la vocation est d'être le centre le plus complet de documentation sur notre race, son histoire, d'études et de recherches.

La Conférence peut donc constater un consensus sur l'ensemble des questions évoquées, s'agissant des réparations, dire que cette question, qui n'est pas totalement écartée, ne peut pas être posée en termes globaux et qu'elle sera examinée ultérieurement, cas par cas.

On parle de discrimination de toutes sortes, sauf de celles qui nous crèvent les yeux, la discrimination fondée sur le sexe qui fait de la moitié de nos peuples des citoyens de second ordre et celle fondée sur l'âge.

Enfants maltraités, enfants soumis aux travaux les plus durs, enfants réduits à la mendicité pour nourrir, voire enrichir des adultes fainéants alors qu'on devrait les éduquer pour que notre continent profite du potentiel énorme qu'ils représentent.

Enfants-soldats dressés pour tuer, pour satisfaire l'ambition politique d'adultes, puisque eux ne seront ni ministres ni présidents.

Ces questions que vous avez effleurées devraient trouver légitimement une large place dans la résolution finale.

Lutter contre le racisme, c'est aussi faire connaître notre histoire, promouvoir notre culture. J'ai proposé aussi une maison d'éditions en français, anglais, arabe, pour traduire les ouvrages écrits dans une langue dans les autres, de façon à rendre fluide la communication intellectuelle entre Africains et entre l'Afrique et sa diaspora.

Je pense que finalement, tous nos efforts, Africains du Continent et de la diaspora, doivent être tendus vers la réalisation complète, effective de l'Union Africaine, la mise en oeuvre de la Nouvelle Initiative Africaine qui, pour une fois, est le produit de la réflexion africaine et non un produit d'importation.

Pour une fois, l'Afrique unie est entendue par le G8 qui a accepté un face à face direct et franc, lequel devrait devenir un côte à côte pour que l'Afrique résorbe tous les décalages qui la séparent des pays développés, pour que la compétition commerciale, technologique, scientifique se fasse dans des conditions d'égalité au profit de l'Humanité. Ceux qui, comme moi, croient aux Africains et en leurs capacités, doivent mener ce combat qui est légitime, possible, concret, avec la victoire à portée de main.

Le peuple africain est le peuple qui a été le plus agressé dans l'histoire l'esclavage, la colonisation, l'exploitation et maintenant la dette. Avec tout cela il est encore debout. Voici pourquoi son génie qui l'a protégé jusqu'ici, le fera survivre.


C'est cette profonde conviction, que dis-je, cette foi qui a animé les auteurs de la Nouvelle Initiative Africaine.