En 2006, j'ai donné des conférences à l'université d'Harvard où j'ai appelé à un deuil collectif d'un mois, d'une semaine - ou d'un jour même - pour les millions de personnes qui sont mortes privées de sépultures et sans cérémonie. Ces conférences ont été publiées sous le titre Something Torn and New. Je ne savais pas alors que d'autres partageaient mon point de vue. Je suis heureux que cette journée soit commémorée aux Nations Unies, mais elle devrait être observée partout dans le monde, car la traite des esclaves et l'esclavage dans les plantations ont été d'une importance capitale dans la construction du monde moderne. Mais ce qui a été un gain pour le monde, en particulier l'Occident, a été une perte pour l'Afrique. Je ne parle pas simplement de la perte de vies humaines, de pouvoir, de ressources, des pertes économiques pour l'Afrique et des gains pour les pays du monde entier : la traite des esclaves et l'esclavage ont été un traumatisme historique dont les conséquences sur le psychisme des Africains n'ont jamais été suffisamment étudiées.
On sait qu'une personne qui commet des actes de violence et celle qui en est la victime peuvent souvent occulter le traumatisme subi, agissant comme s'il n'avait jamais eu lieu. La victime ne reconnaít pas l'agression et l'auteur de la violence ne reconnaít pas son crime. En effet, comment peut-on reconnaítre le traumatisme ou le crime que l'on nie. Cela peut se produire au niveau des communautés, où les atrocités commises sur un groupe sont enfouies dans la mémoire collective, passées sous silence, ce qui signifie que les plaies ne sont jamais réellement refermées et que le ressentiment couve et vient hanter l'avenir.
Les pays occidentaux n'ont jamais vraiment reconnu ce crime contre l'humanité car, pour ce faire, il faut en accepter la responsabilité et les conséquences. Certes, on peut comprendre pourquoi l'auteur d'un crime veut oublier : un malaise plane au-dessus des têtes de ceux qui commettent des crimes contre l'humanité. Mais l'Afrique post-coloniale n'a jamais non plus surmonté le traumatisme sur son propre continent ainsi que dans les diasporas aux Caraïbes et en Amérique. En Afrique et dans le monde entier, la traite des esclaves et l'esclavage dans les plantations n'ont jamais été reconnus pour ce qu'ils étaient : un génocide, un holocauste, le déplacement de populations d'une ampleur historique et géographique inédite. C'était le nazisme avant Hitler, pour emprunter l'expression d'Aimé Césaire dans son ouvrage Discours sur le colonialisme.
Les conséquences économiques sont évidentes : les pays occidentaux les plus développés sont en grande partie ceux dont la modernité a pris racine dans la traite transatlantique des esclaves et l'esclavage dans les plantations. Le corps de l'Africain était un produit, et la main-d'œuvre une ressource bon marché. Il faut noter que cela s'est perpétué durant l'époque coloniale où, une fois encore, les ressources humaines et naturelles de l'Afrique étaient peu chères pour le colonialiste européen qui déterminait les prix et la valeur de ce qu'il achetait. N'est-ce pas ce qui se passe aujourd'hui avec les pratiques commerciales déloyales imposées par les pays occidentaux qui déterminent le prix et la valeur des produits qu'ils vendent à l'Afrique ?
Il n'est pas étonnant que les victimes de la traite des esclaves et de l'esclavage dans les plantations sur le continent africain et dans les autres pays du monde connaissent le sous-développement. Haïti, par exemple, était au XVIIIe siècle le principal soutien économique de la France, le pays convoité par les grandes puissances européennes de l'époque. Aujourd'hui, c'est le pays le plus pauvre du monde occidental. L'histoire d'Haïti c'est aussi celle de l'Afrique et des peuples africains. La majorité des sans-abri dans le monde viennent des communautés qui ont été victimes de la traite des esclaves.
Mais cela est évident. Ce sont les conséquences morales qui sont préoccupantes - la perception négative de l'Afrique et des Africains par les autres et celle de l'Afrique et des Africains par eux-mêmes. Ces deux conceptions ont un dénominateur commun dans le mépris des vies africaines. Des massacres et un génocide peuvent avoir lieu en Afrique, comme dans le cas du Rwanda, face à un monde qui prend le rôle de spectateur. Les gouvernements africains massacrent leur peuple et le soir dorment sur leurs deux oreilles comme si rien ne s'était passé; les hommes politiques qui règlent les différends politiques en incitant au nettoyage ethnique dirigé contre une ethnie, puis une autre, peuvent dormir la conscience tranquille, sans être troublés par ce qu'ils ont déclenché. Toute vie perdue est une perte irréparable. Mais nous avons vu la panique qui s'installe dans le monde et en Afrique si un otage blanc européen est porté disparu ou exécuté en Afrique. Cela montre une indifférence envers les descendants d'esclaves et une préoccupation profonde pour les descendants de propriétaires d'esclaves.
Il faudrait organiser des cérémonies de deuil pour les victimes et arriver à ce que les auteurs des crimes reconnaissent leurs actes. Mais cela signifierait tirer les leçons du passé. L'esclave a perdu la souveraineté de son corps, le contrôle de sa force de travail et sa langue. Et aujourd'hui en Afrique, quel contrôle avons-nous sur nos propres ressources ? Les divisions entre Africains favorisées par la méthode du « diviser pour mieux régner » ont aidé le processus d'asservissement en affaiblissant la résistance. Aujourd'hui, les mêmes divisions entre et dans les
pays africains mêmes continuent d'affaiblir le continent. L'esclave a perdu sa langue involontairement. Aujourd'hui, l'Afrique la perd volontairement. Il y a beaucoup de questions que nous devrions poser. Mais nous pouvons, cependant, apprendre des expériences de la résistance et des pratiques des esclaves. Le panafricanisme est né dans la diaspora : les Africains des Caraïbes et en Amérique pourraient regarder vers l'Afrique et voir un continent unifié et non pas divisé. Privés de leur langue, ils en ont créé de nouvelles et tiré le meilleur parti de ce qu'ils avaient créé. Leurs réussites culturelles dans les domaines de la littérature ou de la musique sont immenses et ont laissé une marque indélébile sur la culture mondiale.
Le monde doit tirer les leçons du passé. Ce n'est qu'en faisant un travail de deuil et en reconnaissant les crimes commis que nous parviendrons à l'unité et à la guérison dont le monde a tellement besoin. J'espère que ce jour est seulement le début d'un voyage collectif vers ce but.