Chronique ONU
La série de conférences du Secrétaire general
« Qui a peur des droits de l'homme ?»
Nguyen Tang Le Huy Quoc-Benjamin, pour la Chronique

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L'article
Photo/Mikel Flamm
Le 26 mai 2004, le Secrétaire général Kofi Annan a invité les délégués, le personnel de l'ONU et les membres de la société civile affiliés aux Nations Unies à participer à une conférence intitulée « Qui a peur des droits de l'homme ? », qui fait partie d'une série de conférences organisée par le Secrétaire général. Trois conférenciers invités ont ouvert la séance : Ali Mazrui, professeur Albert Schweitzer en humanités et directeur de l'Institut d'études culturelles internationales à l'université d'État de New York à Binghamton; Najat Al-Hajjaji, représentante permanente de la Mission de la Jamahiriya arabe libyenne auprès des Nations Unies et présidente de la 59e session de la Commission des droits de l'homme des Nations Unies, et William F. Schulz, directeur exécutif d'Amnesty International USA. Une séance sous forme de questions et réponses a suivi.

Dans son message d'ouverture, M. Annan a évoqué les violations persistantes des droits de l'homme : « Plus d'un demi-siècle après l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme par les Nations Unies, nous avons des raisons d'être déçus et de se demander, comme le font des millions de personnes dans le monde, si les principes de la Déclaration ne sont rien que des mots. » Rappelant deux récents cas d'abus graves, la torture des prisonniers en Irak et les attaques menées contre la population civile dans la région du Darfour, au Soudan, il a rappelé au public présent les innombrables violations des droits de l'homme qui surviennent chaque jour dans le monde et qui, souvent, ne font l'objet d'aucune couverture médiatique.

Dans son exposé, M. Mazrui a illustré la dimension culturelle des droits de l'homme. Il a insisté sur le fait qu'un code éthique universel s'élaborait lentement, code qui serait progressivement identifié comme droits de l'homme au travers du « principe utilitariste de la minimisation de la douleur et de la maximisation du plaisir dans l'expérience humaine ». Selon lui, deux facteurs doivent être pris en considération lorsque l'on parle de culture : le relativisme historique, qui prend en compte le changement des valeurs morales au cours des générations; et le relativisme culturel, qui prend en compte les différents jugements moraux selon les sociétés et les cultures. Ces facteurs ont eu un effet sur le leadership et l'éthique en différents lieux et à différentes périodes.

M. Mazrui a également évoqué plusieurs changements idéologiques concernant les droits de l'homme, tels que l'homosexualité, la peine de mort, les mariages interraciaux, les droits de la femme et la corruption politique. Il a pris comme exemple de relativisme historique l'homosexualité, qui est légale dans la plupart des pays occidentaux depuis la deuxième moitié du XXe siècle, alors que seulement cinq décennies plus tôt, elle était considérée comme un crime dans la plupart des pays du monde. Il en est de même pour le relativisme culturel, a-t-il poursuivi : alors qu'au moins trente pays ont aboli la peine de mort, considérant que c'était une violation des droits de l'homme, les États-Unis n'ont toujours pas résolu cette question.

Cependant, certains signes d'espoir sont à noter dans le domaine des droits de l'homme, a-t-il ajouté, bien que certaines normes universelles ne soient toujours pas acceptées et pleinement prises en compte. La torture et le massacre d'enfants innocents sont peut-être considérés comme une violation des droits de l'homme, mais des prisonniers innocents continuent d'être torturés dans divers pays. Il a mis l'accent sur la différence entre droits de l'homme et libertés civiles, expliquant que les droits de l'homme doivent être garantis à tous mais que les libertés civiles étaient soumises à des lois différentes selon les pays et les régions. Par exemple, le mariage interracial est désormais considéré comme un aspect des droits de l'homme universels, mais le droit de célébrer des mariages entre personnes du même sexe n'est pas reconnu et ne figurera probablement pas dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU. Mais peut-être que ces mariages seront universellement reconnus un jour, a-t-il ajouté.

« C'est seulement quand nous serons conscients du destin malheureux de nos pairs que le monde n'aura plus peur des droits de l'homme. »

L'exposé de l'ambassadrice Al-Hajjaji a porté sur la politique des droits de l'homme, question qu'elle considère épineuse et complexe. Première femme musulmane arabe et africaine à présider la Commission des droits de l'homme de l'ONU, elle a fait face à une tâche très difficile lors de sa nomination en 2003, au moment où la situation des droits de l'homme s'est gravement détériorée, en particulier avec les activités des terroristes après la guerre en Irak. En tant que Présidente de la Commission, elle se rappelle qu'elle a dû faire preuve de « prudence, de patience, d'objectivité et de neutralité » pour examiner les questions inscrites à l'ordre du jour de la Commission, telles que les droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux et culturels, en particulier les droits des enfants, des femmes, des minorités, des populations autochtones et des personnes déplacées à l'intérieur de leur pays. La Commission s'est également penchée sur la prévention du racisme, la promotion du développement et de la souveraineté et sur la situation des droits de l'homme dans des pays spécifiques.

L'ambassadrice libyenne a également estimé que les questions touchant aux droits de l'homme faisaient peut-être plus l'objet d'une « politique de deux poids, deux mesures et d'attitudes arbitraires » dans le monde. Selon elle, la Commission est progressivement devenue un organe politique, et les questions des droits de l'homme ont donc été considérées comme des questions politiques, régies et dominées par « la politique de pouvoir et les intérêts personnels ». Alors que la notion de droits de l'homme varie selon les époques et les lieux, la Commission des droits de l'homme - principal organe international chargé d'assurer les droits de l'homme - s'est transformée en forum d'« échange d'accusations » pour les États Membres et sert à « prendre une revanche » sur d'autres États.

Dans certains cas, les États ont subi la pression des nations plus puissantes, ce qui a donné lieu à des confrontations vives et même violentes parmi les membres de la Commission. L'ambassadrice a conclu en reconnaissant qu'en matière de violations des droits de l'homme, les principaux perdants ont toujours été les victimes qui mettaient tous leurs espoirs dans la Commission. Il faudrait, a-t-elle poursuivi, que la Commission se transforme et évolue afin que la promotion des droits de l'homme ne soit plus soumise aux tyrannies politiques et aux hypocrisies.

Au début de son exposé, M. Schulz a fait remarquer que le sujet de la conférence intitulé « Qui a peur des droits de l'homme ? » était une question provocatrice à laquelle il y avait deux réponses possibles : « personne » ou « tout le monde ». Il a poursuivi en disant qu'étant donné que les droits de l'homme étaient plus un rêve qu'une réalité dans la plus grande partie du monde, on pouvait aisément en conclure que « personne » n'avait peur des droits de l'homme. Les gouvernements ne sont pas les seuls à avoir supprimé les droits de l'homme, les acteurs non étatiques sont probablement moins enclins à respecter le droit international que de nombreux gouvernements. Il a fait remarquer que la communauté internationale n'avait toujours pas réussi à établir un traité mondial contre le terrorisme ni à s'entendre sur la définition du terme. À la question « Qui a peur des droits de l'homme ? », on peut alors répondre « personne ».

Et pourtant, la peur des droits de l'homme a toujours existé. Comme l'a indiqué M. Schulz, les petits pays ont peur parce qu'ils savent que les puissances étrangères peuvent compromettre leur souveraineté au nom de la protection des droits de leurs citoyens. La sauvegarde de ces droits étant devenue le moyen de gagner la respectabilité dans la communauté internationale, tout gouvernement qui viole ouvertement ces droits risque d'être perçu comme un « État voyou » et donc de perdre sa crédibilité et ses chances d'obtenir une aide des autres pays.

Les grands pays ont également peur des droits de l'homme parce qu'ils limitent leur autonomie. « Les droits de l'homme et le droit humanitaire définissent les limites que les pays qui se disent civilisés ne peuvent franchir », a-t-il commenté. Rappelant la réunion avec les hauts responsables du Pentagone et du Conseil de sécurité nationale concernant le mauvais traitement des prisonniers détenus par les États-Unis depuis plus d'un an, il a déclaré : « Il apparaît maintenant que nos appels ont été ignorés, non pas parce que ces hauts responsables ont pris [ces mauvais traitements] à la légère, mais parce que les ayant pris trop au sérieux, ils ont jugé qu'ils étaient justifiés dans un monde où, après le 11 septembre, toutes les règles avaient changé ».

Il a poursuivi en disant qu'à son avis si les droits de l'homme posaient un problème aux États-Unis, c'était parce que l'adhésion à la structure internationale présentait « des inconvénients énormes » et demandait la reconnaissance du concept de communauté internationale. Comme preuve de l'échec de l'administration Bush à satisfaire à cette exigence, il a cité le commentaire de la Conseillère en matière de sécurité nationale, Condoleezza Rice, paru dans le magazine Foreign Affairs pendant la campagne présidentielle de 2000 : « Dans une administration républicaine, la politique étrangère doit partir du sol ferme des intérêts nationaux et faire abstraction des intérêts d'une communauté internationale illusoire. »

Les petits et les grands gouvernements ne sont pas les seuls à violer les droits de l'homme pour défendre leurs propres intérêts. Les responsables militaires ont également peur des droits de l'homme parce que ces droits confirment et leur rappellent que « notre sang à tous est rouge ». Alors qu'ils passent beaucoup de temps à former les soldats pour les inciter à tuer « leur ennemi », les militaires ont tendance à ignorer le fait que les adversaires sont aussi des êtres humains. Bien que les défenseurs des droits de l'homme soient certainement tous pacifistes, ils insistent pour que personne ne sacrifie son sens des valeurs humaines simplement en prenant les armes, a-t-il précisé, ajoutant que les corporations internationales sont parmi celles qui redoutent le plus les droits de l'homme, quand elles n'affichent pas un mépris pour eux, parce qu'elles craignent que les violations leur coûtent cher. Si les entreprises enfreignaient les droits de l'homme, cela pourrait ternir leur réputation auprès des institutions financières internationales et avoir des répercussions sur leur clientèle et les revenus. Cependant, comme l'a souligné M. Schulz, si ces entreprises observaient les droits de l'homme, elles n'auraient plus à craindre les critiques.

Les Nations Unies sont une autre institution où, à l'occasion, les droits de l'homme peuvent poser un problème car, comme il l'a expliqué, les normes des droits de l'homme mettent en relief ses échecs. À certains moments, les crises internationales ont nécessité de faire un choix entre la paix et la justice, et il est arrivé que l'ONU soit obligée de privilégier la poursuite de la justice par rapport au maintien de la paix et à la protection des droits de l'homme, même si elle considère que ces valeurs coexistent à long terme.

M. Schulz a également estimé que la communauté internationale elle-même était confrontée à cette question. Il a rappelé que les défenseurs occidentaux ont dû élargir leur compréhension pour inclure les droits sociaux et économiques. Par exemple, pour être un vrai défenseur des droits de l'homme, il fallait dénoncer l'emprisonnement des dissidents politiques cubains et l'embargo des États-Unis contre Cuba, ainsi que condamner les attaques suicides des Palestiniens tout en critiquant les violations des droits de l'homme par les forces de défense israéliennes. Mais ces défenseurs ne pouvaient ignorer le risque de se retrouver isolés dans leurs efforts.

En concluant que, finalement, peut-être que tout le monde a peur des droits de l'homme, M. Schulz a souligné l'importance d'une société civile internationale engagée dans l'instauration et le maintien des droits de l'homme. C'est parce que toutes les institutions qu'il a mentionnées, y compris les organisations non gouvernementales, ont leur propre intérêt restreint que seulement une société civile mondiale peut promouvoir avec efficacité les droits de l'homme à l'échelle mondiale.

Une société civile mondiale est également cruciale car elle exprime la capacité humaine à cultiver l'imagination morale sans laquelle l'humanité s'effondrait sans aucun doute. Nombreux sont ceux qui ont violé les droits de l'homme par manque d'imagination morale. Ceux qui ne souffrent pas ne peuvent pas imaginer ce que c'est que de souffrir, et les forts ne peuvent pas imaginer ce que c'est que d'être faible, a-t-il ajouté. Cette imagination morale est ce dont le monde a désespérément besoin aujourd'hui, a-t-il conclu. « C'est seulement quand nous serons conscients du destin malheureux de nos pairs que le monde n'aura plus peur des droits de l'homme. »
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