Chronique ONU
Première personne
Reconstruction du « vieux pont » à Mostar
Par Admirela Balic

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L'article
Photo offerte par Admirela Balic
Construit par amour et détruit à cause de préjugés, ce fameux pont à l'arche voûtée faisait la fierté des habitants de Mostar depuis des siècles. Marchand, passant ou membre de la famille royale, nous étions tous identiques pour lui. « Stari Most », le Vieux Pont flanqué de deux tours, a été construit en 1566 en l'honneur du sultan Soliman le Magnifique de l'Empire ottoman. Ce fut le premier édifice en pierre construit à Mostar, une ville célèbre pour sa douceur de vivre et ses rues paisibles, étroites et sinueuses. Mostar a tiré son nom de « Mostari », gardes médiévaux qui contrôlaient l'accès au Vieux Pont.

Reliant l'est et l'ouest, le pont symbolisait quatre siècles de vie multi-ethnique et multi-culturelle en Bosnie-Herzégovine. Il a vu défiler des siècles d'histoire, a résisté aux tremblements de terre, aux inondations et aux guerres, et il est toujours resté, comme les habitants de cette ville, stoïque dans sa beauté, témoin vivant de la civilisation et de la tolérance des Bosniaques. Il a vu l'essor de l'Empire ottoman et son effondrement, auquel ont succédé les Empires austro-hongrois et yougoslaves puis la Yougoslavie communiste. Il a été une machine à remonter le temps de la Bosnie-Herzégovine, un témoignage de nos traditions, de notre prospérité et de notre culture.

Même le régime nazi respectait le « Vieux Père ». Ironiquement, c'est dans notre population même que les cours ont été empoisonnés par la haine et que les esprits ont été aveuglés par la propagande, que le vieux pont était haï parce qu'il représentait notre coexistence pacifique. C'était une épine, un rappel douloureux de la vérité pour ces propagateurs du « nettoyage ethnique » qui disaient que nous n'avions jamais vécu en harmonie. Ils pensaient qu'en détruisant le « Vieux Père », ils détruiraient à jamais l'esprit de Mostar.

Ces tentatives de division, non seulement physique mais aussi mentale, des populations croates et bosniaques de Mostar ont fini par réussir : le Vieux Pont s'est effondré sous les obus en novembre 1993. Le symbole de notre civilisation noble s'est brisé en morceaux engloutis dans le fleuve Neretva. La population de Mostar, qui est restée forte face aux bombardements, à la persécution et même aux camps de concentration, a pleuré pour la première fois après la destruction du pont. Le symbole de la force et de l'immortalité a été brisé par l'ignorance.

Dans l'Observer, le journaliste croate Slavenka Drakulic décrit probablement le mieux la douleur ressentie. « Pourquoi ressentons-nous plus de douleur à la vue d'un pont détruit (à Mostar) qu'à la vue de personnes massacrées ? Nous savons que les gens mourront, nous savons que nos vies finiront un jour. Il en est autrement pour un monument historique. Le pont, dans toute sa splendeur et son élégance, a été construit pour nous survivre. C'est une tentative pour saisir l'éternité. Il transcende notre destin individuel. » Heureusement, l'histoire ne s'achève pas là.

L'histoire du Vieux Pont et des citadins, dont les vies sont étroitement liées, se perpétue avec la construction d'un nouveau pont. Celui-ci, identique à l'ancien, a été inauguré le 23 juillet 2004. Pour beaucoup, cela marquait la volonté de reconstruire la vieille ville de Mostar et d'effacer les traces de la guerre, dans un lieu qui était l'une des destinations touristiques les plus populaires de la région. En 1998, l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) a lancé un appel pour sa reconstruction, auquel ont répondu cinq pays donateurs - la Croatie, la France, l'Italie, les Pays-Bas et la Turquie - ainsi que la Banque mondiale et la Banque de développement du Conseil de l'Europe.

La cérémonie d'inauguration a rassemblé des représentants de 52 nations et de diverses organisations, y compris le prince Charles. L'événement a fait l'objet d'une attention internationale bien méritée, soucieuse de combler le fossé qui divise les communautés vivant à Mostar. « La destruction de ce célèbre pont, il y a dix ans, a fait mesurer à des millions de personnes dans le monde la force du mal qui a frappé ce lieu [...] J'espère qu'elles comprennent que sa réouverture aujourd'hui sera un moment aussi fort », a indiqué lord Patty Ashdown, le représentant de la communauté internationale à Bosnie.

Emprunter ce nouveau pont reconstruit onze ans après sa démolition a quelque chose de magique. C'est comme être en lévitation entre le passé tumultueux et le présent difficile tout en se souciant de l'avenir. Un vent magique soufflant de part et d'autre de la vallée paradisiaque du fleuve Neretva a nourri nos pensées pendant onze ans. Onze ans se sont écoulées entre hier et aujourd'hui : onze ans depuis que les élèves d'une classe multi-ethnique ont passé leur baccalauréat dans mon lycée Aleksa Santic; onze ans entre notre enfance et l'âge adulte; onze ans depuis que notre aire de jeux a été transformée en cimetière; onze ans depuis que ma camarade de classe Lejla a été déchiquetée par un obus lancé contre la population civile alors qu'elle était devant chez elle, côté bosniaque; et onze ans de soupçons entre les ethnies et de politiques sectorielles. « Ces onze années » sont-elles vraiment terminées ? Le Vieux Pont semble être le même qu'avant. Pourquoi nous, habitants de Mostar, ne pouvons-nous pas être les mêmes aussi ?

La vieille ville de Mostar. Photo offerte par Admirela Balic
Peut-être parce qu'il y a encore trop de sites en dehors de la vieille ville où sont signalés des risques d'effondrement d'immeubles : « Pozor, opasnot od rusenja ». Ces sites, ainsi que les jeunes gens qui continuent de subir les souffrances mentales du passé, victimes de troubles post-traumatiques, méritent une grande attention. Pour eux, comme pour mon ami croate Marco et de nombreux amis bosniaques, la guérison est un test difficile de reconstruction mentale.

Cependant, il y a lieu de se réjouir de la reconstruction de la vieille ville qui a retrouvé sa splendeur d'antan. Avec sa vieille ville médiévale, ses nombreux cafés et restaurants offrant une vue imprenable, les hébergements et la nourriture très abordables, elle est maintenant prête à relancer l'industrie du tourisme. En plein essor avant la guerre alors que des milliers de touristes visitaient Mostar, elle est vitale pour la vie économique de la ville. Mostar n'est pas seulement une ville romantique. Située près du célèbre lieu de pèlerinage de Medjugorje (aussi en Bosnie), où l'on dit que la vierge Marie est apparue à un groupe d'écoliers bien avant la guerre de 1992, c'est aussi une ville qui a une dimension spirituelle. Le message qu'elle délivrait était un message de paix - un avertissement qui a été ignoré. Mostar est également à proximité des belles plages croates. Nombreux sont les habitants de Mostar qui travaillent dans l'industrie du tourisme et cela devrait continuer. L'image que l'on a de Bosnie et de Mostar comme étant une zone de guerre dangereuse fait cependant du tort à la région, alors que la guerre a pris fin le 21 novembre 1995 avec la signature des accords de paix de Dayton. Ce sera peut-être un obstacle difficile à surmonter, puisque les mauvaises nouvelles se répandent plus vite; mais cela n'est pas impossible.

La réouverture du nouveau pont a donné l'espoir d'un nouveau commencement, même si les traces du passé sont toujours perceptibles. Quoique impressionnant, le point fort de la performance d'inauguration n'a pas été lorsque les six plongeurs ont sauté courageusement du pont dans les eaux glacées du fleuve Neretva, au son de la musique dramatique de « Carmina Burana », ni le magnifique feu d'artifice. Pour moi, ce fut l'appel lancé aux enfants croates et bosniaques de Mostar. Sur un rocher situé sous le Vieux Pont illuminé, un petit garçon croate de trois ans a dirigé la chorale qui a interprété : Samo da rata ne Bude (Qu'il n'y ait plus de guerre). Même si certains de ces enfants avaient des difficultés à prononcer le « r » de « guerre », le message était clair - un message partagé par la plupart des adultes et des enfants d'aujourd'hui, dans l'espoir que la reconstruction du Vieux Pont contribuera à raviver les vieilles amitiés et à promouvoir l'harmonie entre les ethnies parmi la population de Mostar.
Biographie
Admirela Balic est engagée à promouvoir les droits de l'homme et mettre fin au génocide et à la guerre en Bosnie-Herzégovine. Elle a également travaillé au secours humanitaire avec le Haut Commissariat pour les réfugiés de l'ONU en Tanzanie et à la reconstruction du Kosovo avec la Mission de l'ONU au Kosovo.
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