Dans l'histoire des relations institutionnalisées entre États, la sauvegarde de la paix et de la stabilité a toujours été une préoccupation majeure, un idéal également énoncé dans le préambule de la Charte des Nations Unies. Le fossé entre l'idée de la paix et la réalité des tensions et des conflits s'est révélé être un défi majeur pour l'Organisation mondiale depuis sa création après la Seconde guerre mondiale, et ce défi n'est pas seulement dû à des intérêts politiques et économiques divergents. Les situations de conflit surviennent souvent dans un cadre complexe de relations historiques, sociales, culturelles et politiques entre les communautés; en conséquence, elles doivent être traitées de manière intégrée en examinant tous les aspects. Afin de « pratiquer la tolérance, vivre en paix l'un avec l'autre dans un esprit de bon voisinage », comme le proclament les peuples des Nations Unies dans le préambule de la Charte, nous devons d'abord nous comprendre les uns les autres ou promouvoir une meilleure compréhension du mode de vie et de l'identité socioculturelle de chacun. Cela n'est possible que si nous avons une certaine connaissance des diverses cultures et traditions ainsi que des différents systèmes de valeurs. Cette vérité est également inscrite dans la Constitution de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) selon laquelle « l'incompréhension mutuelle des peuples a toujours été, au cours de l'histoire, à l'origine de la suspicion et de la méfiance entre nations, par où leurs désaccords ont trop souvent dégénéré en guerre ».
En tant qu'élément important d'un ordre durable de la paix parmi les nations et les peuples, les relations culturelles sont devenues, à juste titre, une préoccupation de la politique étrangère moderne. Toutefois, dans ce nouvel ensemble mondial où existent des relations constantes et simultanées entre les traditions, les identités sociales et les systèmes de valeurs, la politique étrangère au sens diplomatique classique ne suffit plus. Avec les changements géopolitiques survenus après la guerre froide et, en particulier, depuis les événements fatidiques au début du nouveau millénaire, la promotion de la compréhension entre les cultures n'est plus un simple élément, aussi important soit-il, de la « coexistence pacifique » parmi les nations. Après la fin du monde bipolaire, qui a divisé le monde selon des lignes idéologiques, le dialogue parmi les cultures et les civilisations est devenu une question existentielle pour la communauté internationale, un but reconnu comme tel dans la résolution de 2001 où l'Assemblée générale des Nations Unies a proclamé l'« Année des Nations Unies pour le dialogue entre les civilisations » - une décision adoptee notamment avant les évènements du 11 septembre de cette année-là.
La nouvelle orientation avancée ici nécessite une approche systémique prenant en compte l'interdépendance entre les domaines culturels, politiques et économiques et faisant des relations entre les cultures un élément essentiel de la politique étrangère, une idée qui est soutenue depuis 1974 par l'Organisation internationale pour le progrès dans sa première conference sur « La compréhension mutuelle entre les peuples ». Nos préoccupations ont été exprimées par le Secrétaire general des Nations Unies alors en fonction, Kurt Waldheim, qui, dans un message spécialement adressé à la conférence, a dit qu'« il ne peut y avoir d'avenir pour l'humanité à moins que la tolérance et la compréhension entre les cultures et les nations [.] deviennent la règle plutôt que l'exception ».
Dans notre ère de l'interconnectivité, l'affirmation de l'identité culturelle ne peut être envisagée que sur la base du respect mutuel et de l'acceptation de la diversité. L'approche classique, souvent paternaliste et proche de la propaganda dans le domaine de la coopération culturelle, un héritage de l'époque coloniale marquée par une vision unilatérale, a essentiellement échoué dans le cadre de plus en plus multipolaire de la mondialisation. Une culture ne peut se réaliser et atteindre un état de maturité que si elle est capable d'entretenir des relations avec d'autres cultures et le monde d'une façon intégrale et interactive, un processus que nous caractérisons aussi en référence à ce que nous avons appelé la « dialectique du processus de l'auto-compréhension culturelle ». De fait, la force d'un peuple ou d'une nation dépend de son habileté à interagir avec les autres communautés d'une façon complexe, multidimensionnelle, ce qui inclut aussi la capacité à se voir à travers les yeux d'autrui. Sans une telle interaction, une communauté n'aura pas les compétences dont elle a besoin pour rivaliser et être performante dans l'environnement mondial moderne qui évolue rapidement. Traiter les différences de manière réaliste - sans rejeter « l'autre » et sans nier le fait qu'il est different - est dans l'intérêt d'une nation. À cet égard, les dirigeants politiques pourraient tirer profit de l'analyse brillante faite par Amy Chua, Professeur de droit à l'Université de Yale, de l'histoire des empires et de la manière dont leur succès a été assure grâce à une approche non exclusive et à la tolérance envers les différences ethniques, culturelles et religieuses.
En ce sens, le dialogue interculturel doit être plus qu'un simple corollaire de la politique culturelle cloisonnée d'une nation. Pour être crédible et viable, le dialogue doit être redefini de manière intégrale et intégrée. Il devrait couvrir tous les groupes d'une communauté et pas seulement les aspects de la culture de l'élite. Si nous voulons que le dialogue soit pertinent, nous ne pouvons le mener de façon abstraite - dans une sorte d'attitude de « l'art pour l'art » qui isole les questions d'identité culturelle et de civilisation des domaines de la politique et de l'économie.
Trois maximes fondamentales soulignent l'approche intégrée; les deux premières sont aussi exprimées de manière implicite dans la Déclaration du Millénaire des Nations Unies que l'Assemblée générale a adopté le 8 septembre 2000:
1) Le dialogue est artificiel et, en fin de compte, futile s'il n'aborde pas les questions de justice sociale.
2) Sans un engagement à la paix, le dialogue est une contradiction en soi. En particulier, les civilisations ne peuvent pas être des alliées si les défenseurs d'une civilisation font la guerre contre les défenseurs d'autres civilisations. Au XXIe siècle, il ne doit pas y avoir de guerres au nom de la civilisation. De tels conflits empoisonnent le climat interculturel non seulement au niveau mondial, mais aussi aux niveaux régional et national, ce qui mine les fondations mêmes des sociétés multiculturelles et menace la stabilité des États à long terme.
3) On ne peut prêcher le dialogue culturel dans le monde et rejeter la notion même de multiculturalisme au sein du pays. La cohérence d'une politique de dialogue est cruciale pour promouvoir une approche intégrée.
Au vu des expériences des dix dernières années depuis que les Nations Unies ont encouragé le dialogue entre les civilisations, un certain nombre de mesures concrètes pourraient être prises dans les domaines de l'éducation, de la politique, de la diplomatie, du sport et du tourisme qui découlent d'une approche globale et intégrée et qui seront nécessaires pour faire du dialogue un facteur déterminant et pertinent des relations internationales. Nous pouvons ici mentionner certaines de ces mesures :
Dans le domaine de l'éducation: Sous les auspices de l'UNESCO, les programmes de l'éducation nationale et les manuels scolaires devraient continuer à être adaptés de manière coordonnée aux réalités multiculturelles et les stereotypes culturels devraient en être complètement éliminés. Les systèmes éducatifs, devraient, dans la mesure du possible, refléter la diversité actuelle en termes de cultures et de religions. Lorsque cela est possible, les études à l'étranger devraient être facilitées et intégrées dans les programmes par le biais de programmes d'échange avec des établissements d'enseignement.
Dans le domaine du sport: La dimension transnationale et la popularité mondiale de sports comme le football devraient être prises en compte et servir à surmonter les préjugés qui stigmatisent l'autre comme un adversaire. Il est contradictoire et tout à fait inacceptable que les fans d'une équipe nationale entretiennent des stéréotypes vis-à-vis de l'équipe adverse et se livrent à des actes chauvinistes lorsque cette même équipe nationale est composée de joueurs de cultures, d'ethnies ou de races différentes.
Dans le domaine du tourisme international: Le potential de l'industrie du tourisme international, un facteur essential de revenus pour de nombreux pays, en particulier pour les pays en développement, devrait être pleinement exploité pour promouvoir les rencontres et partager les connaissances entre les cultures. À cet égard, l'impact de certaines pratiques de tourisme de masse devrait être soigneusement évalué - comme l'exportation des conditions locales d'un pays vers des endroits éloignés sans considération de la compatibilité entre les modes de vie. Le tourisme ne devrait pas créer d'animosité ni alimenter les préjugés mutuels, mais permettre de les surmonter.
Dans le domaine de la politique nationale: Les pays dont les dirigeants ont commencé à mettre en question, ou même à carrément rejeter le principe de multiculturalisme pourraient juger utile d'étudier l'expérience du « vivre ensemble » dans des sociétés multiculturelles dans d'autres parties du monde, en particulier dans les pays post-coloniaux. Traditionnellement, les sociétés monoculturelles dans les pays industrialisés, qui sont devenues multiculturelles par la migration et la mondialisation économique, ourraient apprendre des sociétés dans les États qui ont été initialement créés sur une base multiculturelle. Un tel échange d'expériences interculturelles pourrait jouer un rôle constructif dans un monde de plus en plus interconnecté, en particulier en ce qui concerne la reduction des tensions à l'intérieur des pays. L'abandon progressif du profilage racial, religieux et ethnique par les autorités d'immigration contribuerait significativement à la promotion du dialogue entre les cultures.
Dans le domaine du droit international: La Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles devrait être appliquée systématiquement et dans tous ses aspects. Il faut espérer que les grands États industrialisés qui n'ont pas encore accédé à la Convention ou qui ne l'ont pas ratifiée le feront sans tarder. Selon l'approche intégrée que nous préconisons ici, le soutien à un dialogue mondial entre les civilisations ne peut être séparé de l'engagement à l'interculturalité telle qu'elle est définie au paragraphe 8 de l'article 4 de la Convention - dans le sens de « l'existence et l'interaction équitable de diverses cultures ainsi que la possibilité de générer des expressions culturelles partagées par le dialogue et le respect mutuel ».
Dans le domaine de l'Internet et des nouveaux médias sociaux: Le développement rapide des technologies de l'information au cours des dix dernières années, qui a permis de nouvelles formes de communication interactive, a aussi transformé les sociétés et les systèmes nationaux, ou est en voie de le faire. On peut supposer que l'interconnectivité et l'interactivité au sein du village mondial d'aujourd'hui - sans parler de la richesse d'informations et du matériel éducatif auxquels les utilisateurs peuvent accéder presque instantanément - contribueront progressivement à la normalisation de la diversité culturelle aux yeux du public mondial et encourageront l'acceptation des différences. On ne peut être ouvert au monde sur le Web et être chauvin chez soi.
La raison d'être de ses mesures visant à promouvoir le dialogue entre les cultures est qu'un ordre durable de la paix nécessite une approche globale qui intègre tous les niveaux de l'interaction mondiale, et l'ONU, de par son caractère universel et inclusif, est l'instance toute désignée pour conduire une telle entreprise. Dans un monde où l'interdépendance entre les peuples et les personnes de différentes identités culturelles et religieuses ne cesse de croítre, prendre en considération les différences est devenu en soi une technique culturelle et, surtout, une compétence qui est indispensable à la prospérité et à la réussite de toutes les communautés. Les nations qui se sont publiquement engagées à promouvoir le partenariat et le dialogue parmi les civilisations doivent se montrer à la hauteur du défi. Elles devraient faire entendre clairement qu'aucun État ni aucun peuple, aussi influent ou puissant soit-il, ne peut utiliser le paradigme du dialogue pour justifier une stratégie ou une politique de supériorité culturelle. Il faut mettre fin une fois pour toutes à la menace d'une guerres des cultures au nom de l'exceptionnalisme civilisationnel. L'unité de l'humanité ne pourra être préservée, et la paix ne pourra être maintenue, que par la reconnaissance de la diversité de la race humaine avec tout ce que cela implique en termes de coopération dans les domaines économique, sociale et culturelle. ❖