16 novembre 2010

On ne cesse de rappeler, depuis un certain nombre d'années, que nous sommes entrés dans l'ère de l'économie du savoir. En conséquence, les sociétés qui miseront le plus sur la formation de leurs citoyens se placeront le mieux sur l'échiquier mondial. De la sorte, on replace la formation dans l'idée de la concurrence. Non seulement cette idée de concurrence est-elle promue entre les sociétés, qu'elles soient du Nord ou du Sud, mais on laisse entendre que l'éducation ne comporterait des avantages avant tout économiques. Ainsi, les compétences sont souvent survalorisées, sans rapport explicité avec les connaissances, dans bien des cas au détriment même des connaissances qui sont réputées abstraites et inutiles.
Pourtant, il est bien connu que la modernité s'est construite sur le savoir ou la connaissance, à partir de démarches audacieuses de citoyens des cités qui, comme Galilée ou Michel-Ange, ont fait reculer les idées pré-établies et les conceptions jugées immuables de l'univers. Ils l'ont fait à l'encontre d'institutions dominantes certes, mais aussi avec l'appui de nouvelles institutions naissantes et de nouveaux types de pouvoir. On ne peut oublier non plus que la diffusion des nouvelles connaissances du temps des Lumières a été facilitée par un avancement technologique considérable, l'imprimerie. Or, les nouveaux moyens de communication tels qu'internet constituent sans aucun doute une avancée tout aussi importante sur le plan de la diffusion des connaissances et des informations.
Mais qu'aurait été la portée de l'imprimerie sans l'innovation sociale de l'universalisation progressive de l'école qui a permis l'accès à la lecture au plus grand nombre de citoyennes et de citoyens des sociétés occidentales ? Ainsi, la généralisation de la scolarisation et de l'alphabétisation aura assuré l'accès à l'information, mais aussi à l'expression de sa volonté en tant que citoyen, au moins formellement, ne fût-ce que lors de l'élection au scrutin secret de ses représentants élus. Certes, cette généralisation aura mis quelques siècles à atteindre toutes les couches des sociétés occidentales après avoir été l'apanage d'élites pendant une longue période. Or, la généralisation de la scolarisation par l'obligation de la fréquentation de l'école primaire, qui doit être considérée avant tout comme un droit, constituait une véritable révolution, et ce, grâce à l'établissement de l'école publique sous la responsabilité des États. Il reste qu'une grande partie de l'humanité n'a pas encore droit à cette base fondamentale de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture qui leur donnerait accès à l'information et à l'expression citoyenne, tant à travers les imprimés que par les moyens électroniques. Or, à quoi sert-il de mettre au point des instruments techniques de communication de plus en plus performants et de plus en plus accessibles économiquement si un grand nombre de personnes ne peuvent s'en servir faute de savoir décoder les communications et les informations ?
Ainsi, le développement de la démocratie et la participation citoyenne de base ne peuvent être garantis sans que des institutions telles que l'État et des gouvernements responsables assurent l'accès généralisé à l'éducation de base à chaque citoyenne et citoyen quelle que soit sa condition. En effet, seules des institutions dont la mission est orientée vers l'intérêt général sont en mesure de garantir une accessibilité de base à la connaissance et même à la généralisation de la formation de niveau secondaire et supérieur. Curieusement, depuis quelques décennies, on peut noter que s'installe une tendance, dans les sociétés hypermodernes, à considérer la formation comme un enjeu individuel et son accessibilité comme un investissement privé. On introduit l'idée de concurrence en éducation en favorisant des classements entre établissements, y compris entre écoles de droit public, mais surtout en comparant ces dernières avec des écoles de droit privé. De nouvelles formes d'élitisme s'installent dans le milieu de la formation et certaines organisations ou établissements font la promotion de ce qui serait considéré comme les « grandes écoles », justifiant ainsi des coûts de formation supplémentaires à assumer par les individus qui en ont évidemment les moyens. Ces représentations de l'éducation cherchent à implanter l'idée d'un marché de la formation prétendant que cette vision des choses garantit une meilleure qualité aux individus qui visent l'acquisition de compétences rentables.
Une telle tendance nous éloigne à la fois d'un droit à la formation que l'on devrait considérer comme universel et d'une conception de la formation qui ne comporte pas une seule rentabilité économique, mais qui, avant tout, prépare chaque individu à participer à la vie citoyenne et à l'orientation de la société. Certes, l'introduction de variantes dans les formes d'éducation peut favoriser l'innovation et des ajustements nécessaires. Mais cela doit-il nécessairement passer ou s'implanter en faisant appel au marché, aux formes de concurrence qui relèvent de ce dernier et à l'établissement d'écoles pour élites? On évoque souvent la nécessaire complémentarité entre un réseau d'écoles privées et le réseau public. Par ailleurs, on tient trop peu compte de la longue expertise de formation à la citoyenneté d'une multitude d'organisations qui appartiennent à l'univers des mouvements sociaux et à la mouvance associative.
En effet, les organisations du mouvement ouvrier sont apparues il y a deux siècles dans les sociétés industrielles. Les sociétés de secours mutuel ont été les premières à émerger pour être suivies par les coopératives ouvrières et les syndicats. En plus d'être extrêmement inventives et innovantes, elles ont été jusqu'à maintenant de véritables écoles d'apprentissage de la délibération et de la participation en plus de favoriser la formation à l'économie et à la défense des droits sociaux. Il en est aussi résulté une tradition d'économie sociale qui se poursuit depuis plus d'un siècle. Les entreprises de ce milieu comportent une dimension associative essentielle qui garantit délibération et participation, habilitant ses membres et ses porte-paroles à négocier avec les institutions tant politiques qu'économiques, contribuant ainsi à démocratiser l'économie. Il en est de même plus récemment du côté du mouvement associatif comme du mouvement des femmes. Leurs organisations constituent un véritable terreau d'apprentissage de la défense des droits sociaux, de l'insertion citoyenne active et de développement d'entreprises alternatives de services. Nous retrouvons les mêmes modes d'apprentissage et de formation dans le cadre de tous ces débats qui ont cours autour des questions environnementales et des modèles de mondialisation.
Un dénominateur commun de ces divers types d'organisations et de leurs réseaux repose à la fois sur leur dimension associative, dans le sens d'adhésion libre des individus à un collectif, et sur le fait qu'elles sont vouées à des intérêts collectifs et souvent même généraux plutôt que particuliers. À cet égard, elles constituent une complémentarité autrement plus légitime et crédible au réseau des établissements publics d'éducation.

 

La Chronique de l’ONU ne constitue pas un document officiel. Elle a le privilège d’accueillir des hauts fonctionnaires des Nations Unies ainsi que des contributeurs distingués ne faisant pas partie du système des Nations Unies dont les points de vue ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Organisation. De même, les frontières et les noms indiqués ainsi que les désignations employées sur les cartes ou dans les articles n’impliquent pas nécessairement la reconnaissance ni l’acceptation officielle de l’Organisation des Nations Unies.