Le Programme de développement durable à l’horizon 2030, adopté à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2015, a l’ambition de transformer le monde. La déclaration fait valoir qu’« il ne peut y avoir de développement durable sans paix ni de paix sans développement durable ». Même si cet objectif est seulement le 16e des 17 objectifs de développement durable (ODD), il ne faut pas sous-estimer l’importance de transformer les pays exposés aux conflits en nations pacifiques engagées dans la poursuite du développement durable.

Aujourd’hui, les Nations Unies appuient plus de 16 missions de maintien de la paix et 11 missions politiques spéciales et de consolidation de la paix1. Un grand nombre de pays qui reçoivent ce soutien sont membres du g7+, un groupe composé de 20 pays fragiles qui tentent de surmonter l’instabilité et d’éviter de retomber dans le conflit et la pauvreté2. Pourtant, dans la majorité de ces pays, les dirigeants se maintiennent au pouvoir et accaparent les richesses au détriment de l’unité nationale et du bien-être de la population. Mon engagement personnel auprès de leaders de pays sujets aux conflits a montré que le relèvement post-conflit et le développement dépendent davantage des dirigeants nationaux que des institutions qui ne sont pas nécessairement connues du public.

Pour réaliser une paix durable et la stabilité dans les pays sortant d’un conflit, les Nations Unies ont accepté et suivi la philosophie politique et morale développée par John Rawls en 19713. La démocratie libérale et l’état de droit, ainsi que la protection des droits de l’homme, sont devenus des piliers de la gouvernance. Des constitutions ont été élaborées et des institutions publiques de gouvernance ont été créées pour instaurer la justice dans la société. Il ne fait aucun doute que le renforcement des capacités institutionnelles pour la gouvernance démocratique est souhaitable pour promouvoir une paix durable et la stabilité à long terme, mais au lendemain de conflits, il est plus urgent d’influencer et de transformer les dirigeants nationaux pour qu’ils s’engagent à œuvrer à l’unité nationale et à privilégier l’intérêt national.

Dans cet article, j’ai identifié les aptitudes à diriger spécifiques qui contribuent à instaurer la paix au lendemain d’un conflit et pendant la période de transition et de post-conflit.

Au lendemain d’un conflit, la tâche essentielle des dirigeants nationaux consiste à renforcer la stabilité politique, par la force s’il le faut, en influençant la pensée et le comportement des opposants ainsi que ceux de leurs partisans. Cela requiert à la fois une détermination résolue et la volonté de partager et de satisfaire les aspirations et les intérêts divergents. Pour établir une société fondée sur l’état de droit, il faut que les dirigeants agissent avec vertu, fassent preuve de discipline dans leur conduite au lieu d’utiliser le pouvoir et la force pour renforcer leur position.

Lors de l’exécution de tâches qui m’étaient assignées aux Nations Unies pour soutenir la paix et le développement dans plusieurs pays, j’ai remarqué le rôle d’impulsion joué par les dirigeants timorais qui ont réussi à consolider la paix après le conflit armé, en composant d’abord avec les forces indonésiennes, puis avec les opposants au régime. Les dirigeants timorais ont tiré les leçons des crises politiques de 2006 et de 2008 et ont assuré l’unité nationale et un transfert pacifique du pouvoir en donnant au leadership un rôle primordial, lequel comprend cinq caractéristiques4.

La première caractéristique est l’engagement des dirigeants à œuvrer à l’intérêt, à l’identité et à l’unité nationaux. Dans les pays sujets aux conflits, les rivalités et l’animosité personnelles sont les principales causes de conflit armé et de luttes. Il est impératif que les dirigeants fassent preuve de discipline et placent les intérêts nationaux et l’unité nationale au-dessus de leurs propres intérêts. La deuxième caractéristique est leur capacité d’intégrer les idéaux et les principes universels de gouvernance dans les valeurs et les coutumes locales. La troisième caractéristique est un leadership caractérisé par le courage, la compassion et la capacité de communiquer et de persuader leurs partisans et le public au sens large de l’importance d’adopter une vision globale et d’adapter les idéaux universels aux normes éthiques locales. La quatrième caractéristique est la capacité de mettre l’accent sur la nécessité d’agir pour corriger les injustices et les crimes commis par le passé en vue de poursuivre une vision d’avenir. La dernière caractéristique, la plus importante, est la capacité de transformer les mentalités afin de réaliser une paix et un développement durables.

Les bases sous-jacentes de ces cinq caractéristiques sont les idéaux moraux et éthiques qui ont été prônés à la fois à l’Est et à l’Ouest. Dans Les Analectes, Confucius a souligné l’importance de la morale dans la conduite des affaires personnelles et gouvernementales5. Ses enseignements ont mis l’accent sur la supériorité de l’exemplification personnelle sur les lois explicites et le développement d’un jugement prudent plutôt que sur la connaissance des lois. Le concept de « yi » (義) désigne la rectitude et l’équité6. Ce terme contraste avec l’intérêt personnel. Si la poursuite de ses propres intérêts n’est pas nécessairement mauvaise, un dirigeant doit œuvrer au bien-être de la communauté. Dans le monde occidental, comme l’a expliqué Platon dans La République, un dirigeant vertueux présente des caractéristiques similaires qui sont essentielles au bon fonctionnement d’un État. Un État idéal n’est possible que s’il est gouverné par des leaders vertueux et des fonctionnaires compétents. Platon a fini par prendre le parti d’une démocratie représentative et de l’état de droit comme la seconde meilleure forme de gouvernement fondé sur la souveraineté résidant dans le peuple.

Dans  les  pays  sujets  aux conflits et ceux sortant d’un conflit, un certain temps est nécessaire avant que l’état de droit et des cadres institutionnels de gouvernance démocratique soient pleinement instaurés. Ce qui importe avant tout, c’est un engagement actif des dirigeants nationaux et locaux afin de restaurer la dignité des populations locales en adhérant aux normes universelles adaptées aux conditions locales et aux normes en matière de comportement éthique et de gouvernance. Il est nécessaire de soutenir ces leaders de pays sortant d’un conflit jusqu’à ce que l’état de droit et autres mécanismes nationaux soient établis et acceptés pleinement par la population et l’ensemble de la société. À mon avis, cette approche est plus efficace que celle qui met l’accent sur la mise en place de structures et de procédures institutionnelles au détriment des valeurs, des traditions et des coutumes locales. Les compétences éthiques et professionnelles des dirigeants des institutions de gouvernance en seraient aussi améliorées, augmentant leur transparence et leur responsabilité. Dans la conduite des affaires publiques au lendemain un conflit, un leader doit faire preuve de discipline et posséder des qualités éthiques et morales élevées afin d’éviter de perpétuer sa domination. Sa tâche ultime est d’assurer une transition en douceur de son autorité à ses successeurs.

Il est important de noter que les dirigeants timorais ont agi de concert pour mettre fin aux crises sécuritaires de 2006 et de 2008 en plaçant l’intérêt national au-dessus de leurs propres intérêts ou de ceux de leur groupe. Lorsque les rivalités personnelles ont engendré un conflit armé ou une lutte pour le pouvoir, les dirigeants ont fait preuve de discipline, convaincant leurs partisans de maintenir l’unité nationale et de protéger les intérêts nationaux au détriment de leurs intérêts de groupe. Malgré les pressions externes exercées pour pratiquer une justice rétributive et inculper les dirigeants militaires indonésiens, les dirigeants timorais ont choisi la justice réparatrice et la voie de la réconciliation et de l’amitié fondées sur la primauté de la vérité7. Lorsque le pays a sombré dans le chaos en 2006, ils ont mis de côté leur animosité personnelle et fait appel aux Nations Unies pour qu’elles déploient des forces de stabilisation internationales afin d’empêcher que le pays ne retombe dans la guerre civile.

Les dirigeants timorais ont intégré avec succès les idéaux et les principes universels de bonne gouvernance dans les normes et les pratiques locales sans entraver la stabilité de la société. Ils se sont rendu compte que la communication était essentielle et qu’ils devaient travailler à changer les mentalités et les attitudes de leurs partisans et de la population afin de réaliser une paix et un développement durables. Pour y parvenir, ils ont montré leur engagement au principe de la gouvernance démocratique, en particulier le droit des peuples de choisir leurs dirigeants par le processus électoral. Ils ont fait preuve de discipline et eu le courage de respecter le résultat des élections, qui ont été non seulement libres et justes, mais crédibles.

Alors que la paix et la stabilité étaient rétablies dans le pays, ils ont été confrontés à un nouveau défi, le transfert du pouvoir à des leaders plus jeunes et la réalisation du développement durable. C’est un autre type de défi qui nécessitait le transfert du pouvoir et des responsabilités de gouvernance à des leaders plus jeunes. Il convient de noter que Xanana Gusmão, le leader indépendantiste qui avait occupé les fonctions de Président et de Premier Ministre, a passé le relais à un technocrate plus jeune, Rui Araújo, un membre du parti de l’opposition FRETILIN8, en février 2015, deux ans avant la fin de son mandat. En formant le nouveau Gouvernement avec de jeunes leaders professionnels, y compris ceux du parti politique de l’opposition, Xanana Gusmão a fait preuve de discipline et montré son engagement à assurer le transfert pacifique de l’autorité.

Au lendemain du conflit, les leaders du Timor-Leste font face aujourd’hui à un autre défi impressionnant, le développement économique et social durable. Comme l’a reconnu la Banque mondiale9, le Timor-Leste a réalisé des progrès économiques et sociaux importants à l’aide des ressources financières du Petroleum Fund, qui a été créé dès 2005 pour gérer les revenus tirés de l’exploitation du gaz naturel d’une manière transparente et responsable. Le pays a atteint la tranche inférieure des pays à revenu intermédiaire en 2011 et fait des progrès considérables dans les domaines de l’éducation et de la santé, notamment la réduction de moitié des taux de mortalité infantile et juvénile. Toutefois, les progrès économiques et sociaux ont été presque entièrement dépendants des prix élevés du pétrole qui prévalaient jusqu’à récemment. Avec la chute brutale des cours, il est impératif que les dirigeants timorais diversifient leur économie et créent de nouvelles possibilités d’emploi, en particulier pour les jeunes. L’accès facile aux ressources financières tirées des revenus générés par l’exploitation du gaz a également favorisé la corruption. Cela nécessite un leadership qui non seulement renforce les capacités humaines et institutionnelles et crée des possibilités d’emploi dans d’autres secteurs, mais réduit aussi les pratiques de corruption dites KKN10, car le parlement national a adopté les ODD11.

En conclusion, je me suis rendu compte que les leaders de pays sortant d’un conflit faisaient face à trois grands défis : premièrement, l’instauration de sociétés pacifiques et stables qui soient équitables et inclusives; ensuite, la formation d’une une main-d’œuvre qualifiée et la mise en place d’institutions transparentes, responsables et efficaces; enfin, la recherche du progrès économique et social et l’accès de tous les citoyens à la justice, à l’éducation, à la santé et à l’emploi. Pour que cela puisse se faire, les mentalités et les attitudes doivent changer. Et les Nations Unies doivent faire plus pour y parvenir.  

Notes

1    Il existe 16 missions de maintien de la paix et 11 missions spéciales des Nations Unies. Voir http://www.un.org/fr/peacekeeping/operations/current.shtml and http://www.un.org/peacekeeping/documents/ppbm.pdf, http://www.un.org/en/peacekeeping/documents/ppbm.pdf. Consulté le 23 février 2016.

2    Le g7+ est une association volontaire de paix de pays qui sont ou ont été touchés par des conflits et qui sont désormais dans une voie de transition vers leur prochain stade de développement. Le groupe, actuellement composé de 20 pays, promeut l’utilisation de mécanismes de planification appartenant aux pays et dirigés par les pays eux-mêmes et recommande des changements majeurs dans la façon dont les partenaires internationaux s’engagent dans des environnements touchés par les conflits. Pour plus d’information, voir http://www.g7plus.org/en/who-we-are. Consulté le 18 janvier 2016.

3    John Rawls, A Theory of Justice (Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1999). il s’agit d’une réédition de la première édition publiée en 1971.

4    Sukehiro Hasegawa, Primordial Leadership : Peacebuilding and National Ownership in Timor-Leste (Tokyo, New York, United Nations University Press, 2013), pp. 275 - 276.

5    Les Analectes (論語) est un recueil d’adages et d’idées attribuées au philosophe Confucius et à ses contemporains, qui ont probablement été écrites par des disciples de Confucius.

6    Yi (義) ou (正義) signifie littéralement « justice, droiture » dans le confucianisme.

7   En 2001, la Commission vérité, accueil et réconciliation (CaVr) du Timor-Leste a été créée par l’administration transitoire des Nations unies au Timor oriental (ATNUTO) afin d’établir la vérité sur les violations des droits de l’homme et de poursuivre le processus de réconciliation visant à restaurer la dignité des victimes. Hasegawa, p. 163.

8    FRETILIN est un acronyme du parti politique, le Front révolutionnaire pour un Timor oriental indépendant.

9    Banque mondiale, « Overview », 6 octobre 2015. Disponible sur le site http://www.worldbank.org/en/country/timor-leste/overview.

10  KKN, pour Korupsi, Kolusi et Nepotisme, signifie corruption, collusion et népotisme.

11  Il est important de noter que le Parlement timorais a déjà agi dans ce domaine en adoptant une résolution (resolução do Parlamento Nacional n° 19/2015) le 18 novembre 2015 afin de poursuivre le Programme de développement durable 2030.