Beaucoup semblent penser que le monde contemporain dans lequel nous vivons est dominé par l'émergence de ce qu'on appelle communément le « choc des civilisations ». Les partisans de ce discours ont trouvé la confirmation de leurs points de vue en montrant l'hostilité et l'animosité grandissantes entre les régions culturelles, surtout entre le monde islamique et le monde occidental, mais aussi au-delà- e qui a défini les 25 dernières années du XXe siècle et la première décennie du XXIe siècle.
La liste des incidents témoignant de la tension croissante entre le monde musulman et le monde occidental, au cours des dernières années est longue. Les attentats terroristes du 11 septembre, les guerres en Irak et en Afghanistan ainsi que le conflit interminable entre les Israéliens et les Palestiniens font partie des exemples les plus connus d 'une situation mondiale dont les conséquences sont visibles aux niveaux local et régional. On peut constater l'islamophobie croissante dans d'autres parties du monde qui se traduit par des actes insensés comme le fait de brûler des exemplaires du Coran pour exprimer la haine envers l'islam. Et cette forme de prejudges s'immisce même dans les politiques gouvernementales, comme le montre le succès relatif des partis d'extrême droite en Europe qui cherchent à marginaliser les communautés musulmanes. D'un autre côté, on constate aussi une suspicion et une réticence des Arabes et des musulmans à s'impliquer avec les Européens dans des questions qui pourraient developer leurs propres sociétés.
Je pense, cependant, que quelle que soit la morosité du paysage, nous ne devons pas céder au fatalisme d'une trajectoire qui conduit au choc des civilisations. De plus, il faut réagir de manière proactive aux tensions de notre monde en travaillant activement et méthodiquement pour les éliminer afin de remplacer l'instabilité par la stabilité, l'hostilité par l'amitié et l'animosité par des alliances. À cet égard, je reconnais les efforts déployés par de nombreuses instances et institutions internationales de dialogue, y compris les Nations Unies, au cours des dernières décennies pour inviter des gens de tous les horizons à la table en vue d'engager un vrai dialogue international. Leur engagement à promouvoir la comprehension entre les cultures est tout à fait louable.
Les islamistes, de leur côté, doivent comprendre la nature et les raisons du dialogue avec les autres, faire un effort conscient pour rétablir la confiance entre les différentes parties et mettre en évidence et découvrir les points communs. Ces objectifs font partie d'une philosophie du dialogue plus vaste fondée sur la tradition islamiste authentique, une compréhension qui est essentielle pour instaurer un monde harmonieux qui accueille toutes les civilisations et toutes les cultures.
L'islam a établi une civilisation morale et humaniste qui a englobé plusieurs religions, philosophies et civilisations dont la contribution a été considérable pour la société musulmane. Notre peuple a absorbé de nombreuses civilisations; nous avons été exposés aux grandes civilisations perse, indienne, chinoise et grecque, les avons assimilées à notre vie culturelle et intellectuelle, en avons tiré avantage et y avons aussi contribué. La civilisation islamique place les personnes et les croyants au-dessus des lieux de culte. Cette vue du monde humanitaire et cosmopolite ne nous permet pas de nous considérer supérieurs aux autres. Nous sommes fiers de notre civilisation, mais nous ne rejetons pas les autres; tous ceux qui oeuvrent à bâtir le monde devraient être considérés comme nos partenaires.
Le dialogue est une responsabilité qui incombe aux musulmans, compte tenu de la nature de leur religion. Nos connaissances islamiques ont été fondées sur une comprehension claire, pure et intellectuelle de la foi et non pas d'après des personnes autoproclamées qui cherchent à s'imposer comme autorités religieuses alors qu'elles ne sont pas habilitées à interpréter le droit et la moralité coraniques. Pour les musulmans, l'islam est le dernier message avant le Jour du Jugement et, à ce titre, s'adresse à l'humanité entière. Ces deux éléments sont la base de l'universalité de l'islam et demandent que les musulmans engagent le dialogue de la meilleure façon possible. Le Coran stipule que « par la sagesse et la bonne exhortation, appelle (les gens) au sentier de ton Seigneur. Et discute avec eux de la meilleure façon » (Al-Nahl:125). L'islam a, de fait, un point de vue ouvert sur le monde et ne cherche jamais à ériger des barrières entre musulmans et non-musulmans.
Les musulmans doivent répondre au principe de convivialité, vivre en harmonie avec autrui et ne pas chercher à convertir les non-musulmans, car Allah a dit : « Il n'y a pas de contrainte en religion » (Al-Baqara:256). Il n'est pas nécessaire que le dialogue interconfessionnel se conclue par un gagnant et un perdant. Le but du dialogue n'est pas de convertir les autres, mais plutôt de partager avec eux ses propres principes. Un dialogue sincère devrait renforcer la foi de chacun tout en brisant les barrières. Le Coran dit clairement que les musulmans devraient suivre ce verset: « Quiconque le veut, qu'il croie, quiconque le veut, qu'il mécroie » (Al-Kahf :29).
Lorsque les musulmans se tournent vers le Coran et l'exemple du Prophète, il leur est demandé d'encourager le dialogue, et non pas la compétitivité. Le dialogue est un processus qui permet à la fois de découvrir l'autre et de clarifier ses propres positions. Lorqu'on dialogue avec d'autres personnes, il est donc important de chercher à comprendre leurs façons de pensée afin de se libérer de ses propres préjugés et de parvenir à un terrain d'entente. Ce point de rencontre, qui est le souhait de tout dialogue, jette les bases de la comprehension mutuelle fondée sur les principes de la foi en Dieu et les relations amicales avec ses voisins.
En effet, le dialogue est une forme de Jihad, un combat dans le chemin d'Allah. Comme nous l'avons vu, la valeur du dialogue est enseignée dans le Coran même, ainsi que dans l'exemple du Prophète, mais la longue histoire des musulmans témoigne aussi de l'importance du dialogue et de la place de choix qu'il occupe dans la tradition islamique.
Comme je l'ai fait valoir auparavant dans de nombreux forums, la recherche de la compréhension et de la confiance qui sous-tend tout dialogue est un processus qui nécessite des partenaires égaux et dans les mêmes dispositions d'esprit. Il est urgent d'organiser des forums qui facilitent un vrai dialogue dans un monde de plus en plus petit - un dialogue issu de la reconnaissance des identités et des spécificités; un dialogue qui est respectueux et ne cherche pas à attiser les hostilités ou à dominer les autres; un dialogue qui est fondé sur le respect de la pluralité religieuse et de la diversité culturelle; un dialogue qui ne devient pas un dialogue de sourds. Pour moi, le dialogue n'est pas d'essayer de vaincre les autres, mais de les comprendre. Comme le déclare le Coran, Dieu nous a partagés en nations et en tribus afin que nous nous connaissions les uns les autres (Al-Hujurat:13).
Je pense depuis longtemps qu'un tel dialogue constructif devrait être l'une de nos priorités, ce qui est un outil puissant dans la prévention, la gestion et la résolution des conflits. Le respect et la tolérance sont préalables à tout dialogue constructif. La nécessité du dialogue est fondée sur une vision des relations interculturelles qui met l'accent sur la tolérance, la compréhension et les actions dictées par la conscience. Même s'il y aura toujours des tentatives pour perturber les relations pacifiques entre l'Islam et l'Occident, la reaction appropriée ne consiste pas à attaquer ou à se défendre - deux actions déplaisantes - mais à rechercher des points communs. Cette conduite est fondée sur l'affirmation coranique où les musulmans doivent appeler les autres croyants à venir à une « parole commune entre nous et vous » (Al-Imran:64).
Une fois que le dialogue est engagé avec succès par les parties participantes, il est important de se rappeler qu'il ne peut simplement demeurer au sein d'une élite restreinte de spécialistes dans les milieux universitaires et intellectuels. Cela serait futile et improductif, car l'objectif final est de créer des passerelles de compréhension entre les peuples des différentes civilisations. Le dialogue doit être activé, pratiqué et sortir des salles de conférence. Il doit démystifier les differences entre les religions pour les gens ordinaires et permettre d'expliquer la sagesse divine derrière la diversité religieuse.
Pour réussir à instaurer un dialogue, il est essentiel de bien comprendre la position, l'engagement et la culture de l'autre partie. Cela signifie que pour être viable, l'engagement à un vrai dialogue peut prendre de multiples formes et doit être adapté aux circonstances particulières des parties engagées dans le dialogue, à leurs relations dans les affaires mondiales et à leur relative proximité de leur religion ou de leurs traditions intellectuelles. En Égypte, par exemple, j'ai toujours essayé de mettre en valeur les points communs historiques, géographiques et religieux entre mes compatriots musulmans et coptes afin d'identifier les domaines où les contacts ont été fructueux dans le passé et de trouver les moyens de les consolider, approfondissant ainsi les relations harmonieuses entre les musulmans et les chrétiens.
Face au retour au sectarisme malheureusement constaté dans le monde islamique plus large, j'ai signé, avec de nombreux intellectuels éminents à la fois des pays orientaux et des pays occidentaux, un important document intitulé Le Message d'Amman tiré de principes, d'actions et d'opinions islamiques de savants musulmans visant à exhorter les sunnis, les chiites et autres dénominations et orientations à mettre de côté leurs différences et à oeuvrer pour le bien commun, reconnaissant que les différences entre eux sont des questions secondaires et n'affectent pas les points fondamentaux d'une foi commune. J'ai également participé à de nombreuses initiatives organisées au niveau mondial, comme les dialogues interconfessionnels avec l'Église catholique, l'Archevêque de Canterbury ainsi que d'autres leaders des religions abrahamiques, sous les auspices de la Fondation Coexist. Je preside également avec l'Évêque de Londres le Dialogue mondial C-1, une institution qui encourage les relations entre l'Islam et les pays occidentaux. Il faut espérer que la prolifération de ce type d'organisations contribuera à promouvoir la culture du dialogue et à réduire les causes de la nature conflictuelle de notre temps.
L'une des contributions plus importantes faites par le monde occidental à la culture mondiale est le concept de modernité. Comme il a été a souvent dit, la modernité n'est pas simplement une époque particulière de l'histoire du monde, mais un ensemble de changements structurels et matériels très importants qui affecte le monde entier. La modernité, nous la vivons tous aujourd'hui et devons la confronter avec les ressources intellectuelles non seulement de notre monde moderne, mais aussi de nos traditions et de notre héritage (turah). Trop souvent, la modernité a été limitée à l'expérience européenne - changement des conditions économiques, guerres de religion et nouveaux accords politiques - comme modèle de la façon dont le monde devrait comprendre la modernité. Toutefois, alors que le monde devient de plus en plus connecté grâce aux avancées technologiques, nous commençons à apprécier les différentes expériences des nombreuses cultures qui découvrent la complexité des institutions et des idées que nous considérons comme étant la modernité. En particulier, nous avons le nouveau concept de « modernités alternatives », un terme d'une grande portée dans la représentation de la diversité du monde face à de nouvelles réalités. Alors qu'auparavant on pensait qu'être moderne signifiait prendre des distances par rapport à la religion et à la tradition, il devient donc evident qu'au cours des siècles, les dirigeants des communautés ont trouvé des moyens innovants et créatifs pour relier la religion et la tradition aux avancées technologiques, politiques et économiques de façon à fournir des conseils pratiques dans un monde en constante évolution. C'est-à-dire qu'il était, et qu'il est, possible de rester fidèle à ses traditions religieuses tout en étant moderne. Du point de vue musulman, ces engagements doivent être reconnus par toutes les personnes concernées, si nous voulons engager un dialogue productif.
Ce point de vue contraste nettement avec les points de vue excentriques et rebelles qui ont été à maintes reprises associés à l'islam ces dernières années. En effet, ces attitudes radicales sont une insulte à la tradition humaine de l'apprentissage qui caractérise l'histoire islamique. Au lieu de chercher à provoquer le chaos dans le monde, l'islam facilite l'application de la sagesse et la force morale de la religion dans une période de changements et d'incertitudes. C'est en adoptant cette approche qu'un islam authentique, contemporain, modéré et tolérant peut apporter des solutions aux problèmes auxquels le monde musulman est confronté aujourd'hui. L'autorité représente l'un des problèmes auxquels font face les communautés religieuses. Qu'il s'agisse de l'islam ou des autres religions, des laïcs tentent de se faire passer pour des autorités en matière de religion bien qu'ils n'aient pas le savoir pour interpréter correctement la loi et la moralité religieuses. Ce comportement excentrique et rebelle envers la religion ouvre la voie à des interpretations extrémistes de l'islam qui n'ont aucun fondement dans la réalité. En outre, et ceci est important, aucun de ces extremists n'a été éduqué dans un vrai centre de formation islamique. Ils sont, au contraire, le produit d'environnements troublés et ont souscrit à des interprétations de l'islam faussées et erronées qui n'ont aucun fondement dans la doctrine islamique. Leur but est purement politique et n'a aucun fondement religieux. Il est de détruire et de semer le chaos dans le monde.
Je dois dire, toutefois, que la reconstruction d'un monde d'harmonie et de coopération nécessite la participation de toutes les parties. C'est pourquoi la montée de l'islamophobie et l'importance croissante d'islamophobes à des positions de responsabilité est inquiétante. Les attitudes démagogiques envers les musulmans et l'islam, et le refus de les comprendre, entravent non seulement les efforts menés pour instaurer un vrai dialogue, mais tuent toute possibilité de les entamer. Ce serait négligent de ma part de ne pas parler des effets corrosifs de certains médias à sensation don't la politique du profit nuit gravement à la cause de la paix mondiale en attisant les flammes de la haine, de la peur et du sectarisme dans les esprits des gens.
Je pense que pour bâtir un tel monde, la participation des dirigeants de toutes les communautés est nécessaire, à la fois religieuses et autres, afin d'exprimer leur foi et leur confiance dans leurs homologues musulmans. Aucun progrès ne sera possible tant que nous ne travaillerons pas ensemble dans un climat de confiance. Aucune arme n'est aussi puissante contre toutes les sortes d'extrémismes que l'éducation. ❖
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