Un jour, j’étais dans ma cuisine avec Carmen, qui vient faire le ménage chez mois deux fois par mois, et nous parlions de choses et d’autres.
Je lui ai demandé si elle voulait avoir d’autres enfants. Il me semblait qu’elle venait d’avoir un petit garçon.
Habituellement, elle aimait bavarder, était cordiale. Mais lorsque je lui ai posé cette question, elle est devenue silencieuse. Puis, elle s’est mise à pleurer.
Elle m’a dit qu’elle avait laissé quatre enfants au Guatemala, qu’elle était seule à les élever et que son mari l’avait abandonnée pour une autre femme. La plupart du temps, elle ne pouvait les nourrir qu’une fois par jour, parfois deux. La nuit, ils pleuraient, en proie à la faim.
Elle m’a montré comment elle les retournait dans leur lit, leur disant de dormir sur le ventre pour empêcher autant que possible les gargouillements de l’estomac.
Elle a confié ses quatre enfants à leur grand-mère et est venue travailler à Los Angeles. Cela faisait 12 ans qu’elle ne les avait pas vus.
J’étais sous le choc, me disant qu’une mère devait être au bord du désespoir pour laisser ses enfants, parcourir plus de 3 000 km, sans savoir si elle les reverrait un jour. J’ai rapidement appris trois choses : la migration ne touche plus principalement les hommes. Aujourd’hui, sur les quelque 214 millions de migrants qui circulent dans le monde, il y a plus de femmes qui migrent que d’hommes. Nombre d’entre elles, comme ma femme de ménage, ont laissé leurs enfants dans leur pays. On appelle cette génération d’enfants les « orphelins de la mobilité ».
Selon les estimations de l’Association Sauvez les enfants, il y a dix millions d’orphelins de la mobilité dans le monde – un million laissé dans le pays d’origine chaque année au Sri Lanka seulement. Et, comme ce sera le cas pour ma femme de ménage, les enfants laissés dans le désespoir après des années sans avoir revu leur mère, partent souvent pour la retrouver, ce qui devient pour beaucoup une odyssée moderne.
En 1990, l’Amérique latine a été la première région en développement où les femmes ont été plus nombreuses à migrer que les hommes. Ces dix dernières années, trois quarts des migrants qui ont quitté les Philippines et l’Indonésie étaient des femmes.
L’ONU se penche depuis longtemps sur les avantages de la migration, à la fois pour les pays d’origine et les pays d’accueil.
Ce matin-là, dans ma cuisine avec ma femme de ménage, je me suis demandée quels étaient les bénéfices ainsi que le prix à payer.
Ces questions m’ont conduit à faire un voyage incroyable – au Honduras et sur le toit des trains de marchandises pendant trois mois empruntant les routes migratoires à travers le Mexique. J’appris que les migrantes, venues pour s’occuper des enfants des autres, n’ont pas vu leurs propres enfants faire leurs premiers pas ni entendu leurs premiers mots.
En Amérique latine, l’éclatement des familles a poussé de nombreuses mères laissées seules à élever leurs enfants à migrer. Environ 51 % des migrants sont des femmes et des enfants, la plus grande vague de migration de l’histoire des États-Unis depuis 1990.
Des femmes m’ont dit que lorsque leurs enfants pleuraient la nuit, elles leur donnaient un grand verre d’eau avec une cuillerée à café de sucre ou un gros morceau de pâte à tortilla pour apaiser un peu leur faim. Pour elles, partir était l’acte d’amour ultime. Leur sacrifice signifiait que leurs enfants pourraient manger à leur faim et peut-être même continuer d’aller à l’école après la troisième année.
Toutes les femmes que j’ai rencontrées m’ont dit la même chose : elles ont laissé leurs enfants avec une promesse : je reviendrai dans un an ou deux – au plus. La vie aux États- Unis était plus difficile qu’elle ne paraissait dans les publicités. Souvent, les familles étaient séparées pendant cinq ou dix ans, ou plus. Leurs enfants voulaient désespérément être de nouveau avec leur mère. Ils se disaient : si ma mère ne peut pas revenir pour me voir ou me faire venir, j’irai la retrouver.
Aujourd’hui, une petite armée d’enfants du Mexique et d’Amérique centrale, quelque 100 000 par an, vont aux États-Unis illégalement, seuls, sans parents. L’année dernière, le nombre d’enfants non accompagnés a doublé et devrait augmenter de nouveau cette année.
Les enfants ne viennent pas seulement pour être avec leur mère. Ils fuient la violence croissante résultant de la rivalité entre les gangs transnationaux qui se disputent le contrôle des routes de la drogue vers le Nord. Ces affrontements entre bandes rivales touchent particulièrement le Honduras et le Salvador qui affichent les taux d’homicide les plus élevés au monde. Au Salvador, des garçons de 9 ans sont recrutés par des gangs alors qu’ils reviennent de l’école. Le message est clair : rejoins-nous ou nous tuerons tes parents, violerons ta sœur.
J’ai écrit sur des millions d’orphelins de la mobilité en m’inspirant de l’expérience vécue par un garçon, Enrique, que la mère a laissé au Honduras quand il avait cinq ans pour aller travailler aux États-Unis. Enrique n’a eu de cesse de demander à sa grand-mère paternelle qui s’occupait de lui : « Cuando vuelve mi mami ? » Quand ma mère reviendra-t-elle ? Voulant désespérément être avec elle, onze ans plus tard il est parti seul à sa recherche. Il n’avait qu’un bout de papier sur lequel était noté son numéro de téléphone et une question cruciale en tête : Est-ce qu’elle m’aime encore ?
Pratiquement sans le sou, il a voyagé comme il pouvait, c’est-à-dire sur le toit de trains de marchandises au Mexique. Chaque année, des milliers d’enfants font ce voyage à la recherche de leur mère. Le plus jeune dont j’ai entendu parler avait 7 ans. J’ai voyagé avec un garçon de 12 ans qui était à la recherche de sa mère. Il avait traversé quatre pays, seul, s’orientant avec le soleil.
À partir du moment où Enrique a traversé le Mexique, il a été pourchassé comme un animal le long des voies par des bandits, des gangsters qui contrôlent le toit des trains et des policiers corrompus. Aujourd’hui, le cartel de trafic de la drogue le plus redouté au Mexique, les Zetas, contrôle le parcours des trains. Ils enlèvent 22 000 migrants par an contre une rançon. Leur cible préférée : les enfants. Utilisant le numéro de téléphone de leur mère, ils exigent une rançon contre la vie sauve de l’enfant. Devant monter et descendre des trains en marche avant d’atteindre la gare, de nombreux enfants ont perdu des membres en tombant du train, appelé el tren de la muerte, le train de la mort.
Enrique a failli mourir sous les coups de six brutes qui l’ont attaqué sur le toit d’un train de marchandise. Il a échappé à l’un des hommes qui l’étranglait en sautant du train en marche.
Pour écrire son histoire, montrer que son voyage était celui d’un si grand nombre d’enfants, j’ai passé deux semaines avec lui au Mexique, près de la frontière des États-Unis, puis je me suis rendue chez lui au Honduras. De là, j’ai fait le voyage, étape par étape, exactement comme il l’avait fait quelques semaines auparavant. J’ai voyagé pendant des mois, parcouru 2 500 km, la moitié sur le toit de sept trains de marchandises. Maintes fois je l’ai échappé belle et me suis retrouvée dans des situations difficiles. Une fois, une grosse branche d’arbre a failli me faire tomber du train. L’adolescent était derrière moi, sautant d’un wagon à l’autre, les énormes roues du train tout près de lui. Lorsque je suis rentrée à Los Angeles, je faisais des cauchemars où j’étais poursuivie par des gangsters sur le toit de trains.
Malgré ce que j’ai enduré, je savais que cela n’était rien par rapport au danger auquel les enfants faisaient face. Ce voyage m’a aussi permis de comprendre ce qui incite ces femmes et les orphelins de la mobilité à quitter leur pays natal. Au Honduras, des petites annonces pour offres d’emploi demandaient aux femmes de plus de 28 ans de ne pas répondre. Les enfants des mères qui sont restées au Honduras dans le quartier où habite Enrique finissaient souvent par travailler comme récupérateurs dans la décharge. Le voyage m’a aidée à voir un type de détermination que je n’aurais jamais pu imaginer, une détermination que rien ne pouvait arrêter. Enrique a essayé trois fois de traverser le Mexique, totalisant 122 jours et 19 000 km.
J’ai vu des migrants victimes d’actes cruels?, mais ayant aussi bénéficié de gestes de bonté impressionnants. Dans le Sud du Mexique, j’ai vu des villageois qui habitent le long des voies accourir avec des paquets de nourriture dans les bras lorsqu’ils entendaient le sifflement du train. Souriants, ils faisaient signe de la main et interpellaient les migrants perchés sur le toit des trains. Ils leur donnaient du pain, des tortillas, des fruits de saison – des bananes, des ananas ou des oranges. S’ils n’avaient rien à leur donner, ils s’alignaient le long de la voie et priaient pour eux.
Et pourtant, ces Mexicains étaient parmi les plus pauvres, ils avaient à peine de quoi nourrir leurs enfants. Ils donnaient, disaient-ils, parce que c’était la bonne chose à faire, un acte de charité chrétienne, ce que Jésus aurait fait à leur place.
La migration, le mouvement des personnes, est l’une des questions sociales et économiques majeures de notre temps.
J’ai abordé ce sujet, moi-même issue de la migration : mes grands-parents ont fui la Syrie et la Pologne et se sont installés en Argentine; mes parents ont migré d’Argentine vers les États-Unis et ont, eux-mêmes, écrit sur la migration, il y a près de trois décennies. De mon point de vue américain, cette question comporte des zones grises, avec des gagnants et des perdants.
Indiscutablement, l’immigration depuis 1990, la plus importante de l’histoire des États-Unis, a aidé l’Amérique. Les migrants ont accepté les emplois dont les Américains ne voulaient pas et ont aidé à stimuler l’économie de la nation qui représente 13 000 milliards de dollars. Selon une étude, les migrants ont réduit de 5 % le prix des produits et des services courants dans ce pays.
Mais cela n’est pas sans conséquences. Un Américain sur 14, la plupart des Afro-Américains et Latino-Américains, n’a pas de diplôme de l’école secondaire et figure parmi les plus désavantagés de notre société. Leur salaire a diminué en raison de la concurrence des migrants.
Les femmes et les enfants migrants en pâtissent aussi. Certes, les mères qui migrent peuvent envoyer de l’argent à leur famille et permettre à leurs enfants de manger à leur faim et de faire des études. Mais après des années de séparation, la plupart de ces enfants en veulent à leur mère et vont même parfois jusqu’à la haïr de les avoir quittés. Ils se sentent abandonnés. Ils leur disent que même une chienne ne quitte pas ses petits. La plupart des mères perdent ce qu’elles ont de plus précieux, l’amour de leurs enfants. Un nombre disproportionné d’enfants pleins de rancœur rejoignent des gangs ou ont une relation avec un homme plus âgé et tombent enceintes, cherchant l’amour qu’ils rêvaient d’avoir lorsqu’ils ont finalement retrouvé leur mère.
Des études montrent que les orphelins de la mobilité présentent des niveaux plus élevés de dépression, un niveau scolaire inférieur et des problèmes physiques et émotionnels plus importants. La consommation de stupéfiants est plus courante. Enrique a commencé à inhaler de la colle au Honduras pour combler le vide laissé par l’absence de sa mère, une addiction qui lui a été difficile de surmonter.
En octobre 2013, le deuxième Dialogue de haut niveau sur les migrations internationales et le développement, organisé par les Nations Unies, sera de nouveau l’occasion de chercher des moyens pour améliorer la vie de tous les migrants, en particulier ceux des orphelins de la mobilité.
Selon les migrants que j’ai rencontrés en Amérique centrale et le long des voies de chemin de fer au Mexique, s’ils avaient pu rester chez eux avec tout ce qui leur était cher – leur famille, leur culture, leur langue et, en particulier, leurs enfants – ils ne seraient jamais partis. Les femmes m’ont dit qu’elles se sont senties obligées de partir et que si elles avaient pu nourrir leurs enfants, les habiller et les envoyer à l’école, elles seraient restées.
Selon elles, la prévention de cet exode doit se faire à sa source en aidant à créer des emplois dans les pays en développement. Pour les États-Unis, cela signifie créer davantage d’opportunités pour les femmes dans les quatre pays qui envoient trois quarts des femmes vers les États-Unis dans l’illégalité. Nous devons accorder à celles-ci des microprêts pour les aider à créer leur entreprise, mettre en place des politiques commerciales qui privilégient les produits de ces pays et promouvoir l’éducation des filles. Nous devons encourager les gouvernements démocratiques à redistribuer la richesse, contrairement à ce que les États-Unis ont fait jusqu’ici dans la région. Les milliards de dollars qui sont dépensés à des choses inutiles comme la construction de murs devraient être orientés vers le développement économique.
Les lecteurs d’Enrique’s Journey (le Voyage d’Enrique), peut-être le livre sur les immigrants le plus lu aujourd’hui aux États-Unis, ont pris cette histoire à cœur. Ils se sont organisés pour construire en Amérique centrale des écoles, des systèmes d’alimentation en eau et des maisons pour les familles monoparentales. En Californie, une école a recueilli 9 000 dollars pour aider les femmes d’Olopa, au Guatemala, à étendre leurs activités afin de pouvoir rester chez elles avec leurs enfants.
Aujourd’hui, le Congrès américain continue d’appliquer la même approche pour réglementer la migration : le renforcement du contrôle des frontières, des programmes de « travail- leurs invités » et l’accès à la citoyenneté – des approches qui ne sont pas d’une grande aide pour les personnes restées dans le pays d’origine. Elles ont contraint les migrants qui préféreraient retourner chez eux à rester aux États-Unis, ont fait venir des travailleurs temporaires qui ne sont jamais partis et ont causé une forte augmentation du nombre de migrants illégaux. Trop souvent, les politiques migratoires sont dictées par des lobbies qui œuvrent dans les secteurs pénitentiaire, agricole, commercial et de la haute technologie.
La question de la migration internationale et du développement n’est encore pratiquement jamais débattue, même si les commissions présidentielles ont reconnu que c’était la seule solution à long terme pour la migration clandestine depuis les années 1970. Au lieu, l’accent a été mis sur le libre-échange, la promesse de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, difficile à atteindre de soulever tous les bateaux par le biais du développement. Et les pays ont redoublé d’ardeur pour construire des murs.
Et si chaque pays développé s’attelait à créer des emplois pour les femmes dans les quelque pays qui envoient des immigrants ? Imaginez le résultat si l’ONU coordonnait une petite portion des 406 milliards de dollars de fonds envoyés par les migrants des pays développés aux pays en développement afin de mettre sur pied des projets qui créent des emplois.
Les migrants ne devraient pas avoir à dépendre de la gentillesse des étrangers pour les aider. L’ONU, les gouvernements des pays développés et les organisations non gouvernementales doivent défendre leur cause en indiquant la voie de ce qui doit être fait.
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