Il y a une dizaine d'années, Neil Curry, le producteur britannique de documentaires installé en Afrique du Sud, a réalisé un film magnifique intitulé The Elephant, the Emperor and the Butterfly Tree (2003) sur l'écosystème complexe des régions boisées de mopanes en Afrique. Ce film passionnant a reçu de nombreux prix dans les festivals de films sur l'environnement et l'histoire naturelle.
Ayant passé plusieurs mois au Botswana pour faire des recherches et filmer l'histoire, Neil Curry voulait présenter le film là où il avait été filmé. Il savait que dans les parcs animaliers et les écoles de cette région, le film pouvait servir à éduquer les populations locales et les visiteurs. Mais un problème s'est posé : la section histoire naturelle de la BBC, qui a financé le film et détenait donc les droits d'auteur, a refusé de les partager. Pendant deux ans, sa demande pour l'obtention d'une seule copie du DVD s'est heurtée à la bureaucratie, et il a finalement capitulé1. Cet incident n'est pas isolé, et la BBC n'est pas un cas isolé. Chaque année, d'importants fonds publics ou privés sont alloués à la réalisation de centaines de documentaires et de programmes télévisés consacrés à l'environnement, au développement ou à des questions sociales. Ils sont généralement diffusés un petit nombre de fois, certains sont aussi présentés lors de festivals de films ou sortent en DVD. La plupart sont conservés aux archives du film et ne sont jamais plus diffusés.
C'est une occasion manquée. Nombre de films ont une longue durée de conservation et peuvent être utiles pour l'éducation, la sensibilisation et la formation, en particulier dans les pays en développement où ce type de ressources est rare. Mais l'industrie de la radiodiffusion - à la fois dans le Nord et le Sud - n'a pas une culture du partage. Même lorsque les réalisateurs ne voient pas d'inconvénient à ce que leurs films soient utilisés sur une grande échelle, les politiques institutionnelles sont souvent des obstacles.
La communication pour le changement social est un processus progressif. Bien que la télévision soit le média le plus répandu dans le monde, les diffusions seules ne peuvent atteindre ce but. Notre expérience dans les pays asiatiques en développement montre que les services de diffusion restreinte dans les classes et autres petits groupes ont souvent plus de portée. Toutefois, la levée des droits de non-diffusion est un obstacle majeur.
UNE ZONE EXEMPTE DE DROITS D'AUTEUR?
À la cinquante-neuvième Conférence annuelle DPI/ONG des Nations Unies, qui s'est tenue à New York en septembre 2006, j'ai exhorté les organismes de radiodiffusion, publics et commerciaux, à céder les émissions télévisées liées au développement après la première diffusion et à permettre aux groupes et aux organisations de la société civile qui travaillent dans le domaine de l'éducation d'accéder à leurs archives. J'ai proposé que ces sociétés de télédiffusion traitent la pauvreté et le développement comme une « zone exempte de droits d'auteur2 ».
J'ai, depuis, réitéré cet appel dans diverses tribunes et conférences en Asie. Alors qu'un grand nombre de responsables des médias approuvent ma démarche en privé, leurs institutions et leur industrie sont toujours sourdes à ma demande.
Il y a, fort heureusement, quelques exceptions notables : en 2009, la chaíne d'actualités Al Jazeera, établie au Qatar, est devenue la première entreprise mondiale de télédiffusion à céder des films vidéo d'actualités et des films traitant de questions actuelles qui ont été sélectionnés par ses journalistes et ses équipes. Il est ainsi possible de les télécharger, de les partager, de les modifier, de les sous-titrer et de les rediffuser (ou de les diffuser sur le Web)3.
L'Australian Broadcasting Corporation (ABC) a également commencé à autoriser la diffusion de documents audio et vidéo archivés par le biais d'une plateforme de médias appelée ABC Pool4.
Le documentaire, Home, réalisé par Yann Arthus-Bertrand, le photographe, journaliste et écologiste français renommé, a été lancé en 2009 à l'occasion de la Journée mondiale de l'environnement sans restrictions de droits d'auteur. Le film de 120 minutes peut être téléchargé sur le site de partages de vidéos, YouTube.com5.
Pour sortir des sentiers battus, Al Jazeera et ABC ont utilisé la licence d'attribution Creative Commons 3.0. Creative Commons est une organisation internationale à but non lucratif qui fournit des licences et des outils gratuits aux titulaires de droits d'auteurs qui autorisent la réutilisation et la modification de leurs matériels. Depuis 2001, elle a fourni un cadre juridique à des milliers de personnes et d'institutions pour qu'elles partagent leur travail. Les créateurs détiennent certains droits - ils peuvent choisir un ensemble de conditions d'utilisation.
TENSIONS HISTORIQUES
Malgré ces initiatives, le débat entre la restriction et le partage est sujet à controverse. Ces tensions ont leur origine dans le passé.
Les lois actuelles relatives aux droits d'auteur ont leur origine dans la société occidentale, au XVIIIe siècle. Alors que les technologies de la communication et les économies ont beaucoup évolué depuis, bon nombre de lois relatives aux droits d'auteur sont fondées sur des idées datant d'avant la découverte de l'électricité.
Le chercheur indochinois Lawrence Liang montre comment, même si Internet et les médias numériques ont rendu les distinctions entre l'original et la copie en grande partie obsolètes, les modifications des lois relatives aux droits d'auteur ont tenté de les maintenir de façon artificielle. Ceux qui contestent le statu quo font face à un combat de longue haleine. Selon lui: « L'existence d'alternatives aux droits d'auteur - comme le «copyleft » (droits d'auteur interdits), le mouvement de la source ouverte, le Fairshare et le Street Performer Protocol - donne une fausse idée de la réalité du droit d'auteur. Théoriquement, ces alternatives sont en opposition au système du droit d'auteur. L'accent est mis sur la capacité des utilisateurs à modifier et à distribuer les oeuvres -l'« incitation » à la création est néanmoins protégée. 6 ».
Selon Laurence Liang, le mouvement de logiciel libre et de source ouverte (FOSS) est un « défi important au discours dominant sur le droit d'auteur, un défi qui ouvre de nouveaux modes par lesquels nous pouvons réfléchir à la question de la production et de la distribution des connaissances ».
Les défenseurs de FOSS ont prouvé que le développement de logiciels de collaboration peut coexister avec les systèmes propriétaires. FOSS a augmenté le choix des utilisateurs tout en améliorant les connaissances en informatique et l'accès au savoir dans de nombreuses économies émergentes.
LIBRE ACCÈS DANS LE DOMAINE DES SCIENCES
De leur côté, les revues scientifiques à accès libre suscitent également un débat. La question qui se pose est la suivante : Les chercheurs des pays à revenu faible devraient-ils avoir un accès libre aux travaux de recherche les plus récents ?
La publication de revues scientifiques est une affaire fructueuse. Les éditeurs ne sont pas prêts à changer leurs modèles fondés sur les abonnements « bien que les technologies soient en place pour diffuser les connaissances de manière moins coûteuse et plus rapide », estime le scientifique indien de l'information Subbiah Arunachalam, un défenseur acharné de l'accès libre.
Au cours de la dernière décennie, plusieurs initiatives d'accès libre ont été menées pour essayer de réduire les obstacles à l'accès. Parmi celles-ci, figurent les initiatives suivantes : HINARI (www.who.int.hinari/en), le programme d'accès à la recherché dans le domaine biomédical et de la santé créé par l'Organisation mondiale de la santé qui couvre aujourd'hui plus de 8 500 revues et 7 000 livres électroniques dans 30 langues; et AGORA, un site (www.aginternetwork.org/en) consacré à la recherche agricole, géré par l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture, qui permet d'accéder à plus de 1 900 revues.
Les deux programmes dépendent de partenariats établis avec de grands éditeurs scientifiques et offrent aux institutions du Sud qui répondent aux conditions voulues un accès en ligne gratuit ou subventionné. L'éditeur à but non lucratif de Public Library of Science va plus loin en permettant le libre accès en ligne de ses articles à tous7.
Le Gouvernement du Royaume-Uni examine actuellement une proposition visant à verser des droits aux éditeurs chaque fois qu'un article scientifique est publié en libre accès. L'argent viendrait de fonds de soutien à la recherche. Les débats animés sur cette question mettent en évidence les divers intérêts qui doivent être équilibrés8.
Des défenseurs de longue date comme Subbiah Arunachalam savent que les chances ne sont pas de leur côté. « Les institutions comme Association de Research Libraries, Scholarly Publishing and Academic Resources Coalition et Public Library of Science trouveront, au moins pour un certain temps, que le combat avec les grandes maisons d'édition est inégal », écrivait-il en 2009. « Malheureusement, le soutien public aux initiatives qui conduiraient à une plus grande démocratisation est plutôt lent9. »
Subbiah Arunachalam estime qu'il faut donner un nouvel élan aux mouvements comme Acces to Knowledge (A2K), de la Yale Law School10, et l'Internet Archive11, lancé par le créateur d'entreprise Internet Brewster Khale afin que la « démocratisation de la technologie contrecarre les efforts de privatisation ».
QUI PAIE ?
Il est indiscutable que le libre accès au contenu et aux archives libres est une merveilleuse idée. Toutefois, des coûts réels doivent être couverts, même lorsqu'on déplace des électrons au lieu des atomes. Comment les producteurs de contenu et les distributeurs peuvent-ils gagner leur vie ? Il n'y a pas de réponse simple, de solutions toutes faites. Nous devons trouver des modèles commerciaux et des plates-formes technologiques qui tirent parti des deux mondes : l'idéalisme utopique et le pragmatisme.
Je connais deux initiatives internationales qui offrent des perspectives intéressantes: la première, Science and Developement Network ou SciDev.Net (www.scidev.net) est un service journalistique entièrement basé sur le Web qui fournit aux pays en développement des informations et des analyses scientifiques et technologiques fiables. « L'un des principes fondateurs de SciNet.Net était que toute la documentation sur le site Web soit accessible sans aucun frais, considérant que ceux à qui la documentation était destinée n'étaient souvent pas en mesure de payer », indique David Dickson, son fondateur, directeur et éditeur. « À cet effet, nous avons fonctionné en accordant un libre accès au contenu et sommes très reconnaissants aux institutions d'aide qui ont soutenu nos activités. ».
Cette opération a pu être menée à bien grâce à l'appui financier sans restrictions d'institutions bilatérales. Les Gouvernements d'Australie, du Canada, des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de Suède ont contribué à la majeure partie du budget annuel de cette organisation britannique à but non lucratif (1,85 million de dollars en 2011) dont je suis un fiduciaire.
SciDev.Net a également négocié avec les revues Science et Nature - des publications scientifiques payantes - pour permettre le libre accès en ligne de leurs articles qui intéressent directement le monde en développement. « On ne peut pas proprement parler de libre accès au contenu . mais c'est dans le même esprit », dit David Dickson.
Majority World (www.majorityworld.com), la deuxième initiative, est une entreprise sociale qui travaille avec des photographes talentueux en Asie, en Afrique, en Amérique latine et au Moyen-Orient, commercialisant leurs travaux et leurs services à des clients internationaux. Cette initiative a été lancée par la Drik Picture Library of Bangladesh, un pionnier dans le développement du multimédia et des compétences journalistiques dans la région « pour créer des chances égales » pour les photographes des pays du Sud.
Le Président de Majority World, Shahidul Alam, un photographe et un journaliste renommé, cherche à concilier l'entreprise et la défense des intérêts, ce qui n'est pas une chose aisée. Il estime que Majority World offre des possibilités aux photographes locaux et éclaire le public en leur offrant des points de vue uniques sur les cultures locales, les questions de développement, les environnements et les modes de vie contemporains12.
Les images de grande qualité peuvent-elles continuer à dicter un marché quand il existe des tonnes d'images gratuites sur le Web ? Shahidul Alam reconnaít la nécessité de définir les créneaux de marché et de tester de nouveaux modèles commerciaux. Il pense également qu'un changement culturel est nécessaire, où les producteurs de contenu et les utilisateurs comprennent les différents types d'utilisation. Ceux qui sont motivés par le profit devraient payer beaucoup plus que ceux qui oeuvrent dans l'intérêt public et à des fins éducatives.
La prolifération des nouvelles technologies de l'information et de la communication et des médias numériques a ajouté des niveaux de complexité supplémentaires, mais présentent aussi de nouvelles possibilités. Shahidul Alam souligne la nécessité de créer des « systèmes de transaction sans friction » qui évitent d'utiliser les intermédiaires traditionnels comme les banques. À l'heure actuelle, les frais bancaires élevés rendent les micropaiements sans intérêt. Certaines plates-formes de médias sociaux, comme Twitter, expérimentent déjà des système13 qui peuvent permettre aux producteurs de contenu d'assurer un meilleur équilibre entre les bénéfices dégagés pour eux et le bien public.
LEÇONS OLYMPIQUES?
Finalement, nous pouvons tirer quelques leçons du mouvement olympique mondial qui a réussi à équilibrer les revenus et l'engagement public depuis un siècle.
Le Comité international olympique (CIO) détient les droits de diffusion dans le monde entier de tous les Jeux olympiques et les alloue aux organismes de médias pour qu'ils les diffusent par la télévision, la radio, le téléphone portable ou les plates-formes Internet. Les droits sont la principale motivation des sponsors et du financement; les diffusions maintiennent également la popularité des Jeux et promeuvent les valeurs olympiques14.
Le CIO encourage les chaínes en libre accès malgré les revenus élevés potentiels des chaínes payantes. Son principe directeur est tiré de la Charte olympique : « Le CIO prend toutes les mesures nécessaires [.] afin d'assurer aux Jeux olympiques la couverture la plus complète par les différents moyens de communication et d'information ainsi que l'audience la plus large possible dans le monde. ».
Par le passé, les Jeux olympiques modernes étaient la célébration du sport amateur tel que l'avaient envisagé les fondateurs. Les choses ont bien changé. Les puristes dénoncent ce changement, mais c'est ce pragmatisme bien gardé qui soutient l'une des plus grandes entreprises culturelles de notre époque.
Ce genre de choix difficiles basés sur le tout-ou-rien ne sont jamais les meilleurs. Cherchons plutôt le juste milieu entre les biens privés et les biens collectifs, servant les intérêts individuels et publics dans notre monde matériel et notre société en réseaux. ❖
Notes 1 - http://nalakagunawardene.com/2007/07/15/the-lawyers-wholocked-up-the-but.... 2 - http://www.un.org/dpi/ngosection/annualconfs/59/Final%20Report2006.pdf. 3 - http://cc.aljazeera.net/. 4 - http://creativecommons.org.au/weblog/entry/3465. 5 - http://en.wikipedia.org/wiki/Home_%28documentary%29. 6 - Copyright/Copyleft: Myths About Copyright, by Lawrence Liang, Atrayee Mazmdar and Mayur Suresh. http://www.countercurrents.org/hr-suresh010205.htm. 7 - http://www.plos.org/. 8 - « UK plan for open access to research is a golden opportunity, not a cost », par Stephen Curry, The Guardian, 23 juillet 2012. http://www.guardian.co.uk/science/2012/jul/23/uk-plan-open-access-resear.... 9 - http://arunoa.wordpress.com/2009/06/08/global-research-libraries-2020-as.... 10 - http://www.law.yale.edu/intellectuallife/6542.htm. 11 - http://archive.org/index.php. 12 - http://www.majorityworld.com/en/page/show_about_page.html. 13 - http://socialmediainfluence.com/2012/06/19/could-twitter-bringdown-the-s.... 14 http://www.olympic.org/olympic-broadcasting.